revue d’histoire contemporaine en Bretagne
1
Le corps expéditionnaire russe en Macédoine, 1916-1920
Combats et mutineries sur un front périphérique
« Mon Télémaque,
elle est finie, la guerre
de Troie. Je ne sais plus qui a gagné.
Les Grecs, sans doute — seuls les Grecs ont pu
laisser loin de chez eux tant de cadavres… »
Joseph Brodsky
Traduction d’André Markowicz
L
e 23 avril 1916, le quotidien Le Gaulois, annonce l’arrivée en
France de soldats russes dans le port Marseille1 :
De même, dans l’édition du 20 juillet 1916 de l’Ouest-Éclair, on
peut lire le récit suivant2 :
« Le premier contingent de soldats russes venant de
Marseille est passé à Lyon […]. Nos vaillants alliés ont été salués par
le général d’Amade, le général Meunier, gouverneur militaire ; le
maire de Lyon, les autorités civiles et militaires. […] Les trains
russes, se rendant au camp de Mailly, ont traversé la gare de Dijon ;
ils ont été salués par le préfet et acclamés par les voyageurs. Les
soldats russes ont répondu en saluant et en poussant des vivats ;
un groupe de chanteurs à entonné la Marseillaise, puis l’hymne
russe et le train s’est ébranlé au milieu d’applaudissements
prolongés. »
1
Le Gaulois, Paris, n° 14 700, 23 avril 1916.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
« L’arrivée d’un contingent de troupes russes a donné lieu hier à
des manifestations chaleureuses. Dès 7 heures du matin une foule
considérable s’était massée sur les quais du port de commerce
pour assister au débarquement des soldats russes. Le vice-amiral
Pivet, préfet maritime, suivi de son état-major, se rendit à bord
pour saluer le commandant russe. Après l’échange des souhaits de
bienvenue, le débarquement commença, pendant qu’une musique
russe, puis celle des équipages de la flotte exécutaient tout à tour
la Marseillaise et l’Hymne russe, que les milliers de spectateurs
massés sur les hauteurs saluaient de vivats enthousiastes. Une
compagnie de fusiliers marins rendait les honneurs, la batterie du
2
Ouest-Éclair, Rennes, n° 6 198, 20 juillet 1916.
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2e dépôt salua le drapeau, et la colonne se mit en marche précédée
de musiques.
Des vivats et des acclamations sans fin s’élevaient au passage des
troupes. Rampe du port de Commerce, place du Château,
boulevard Thiers, rue de Siam, des fenêtres on jetait des fleurs et
des jeunes filles allaient jusque dans les rangs des troupes piquer
aux boutonnières des soldats des branches de bruyères et de
genêt. Toutes les compagnies furent fêtées, accompagnées dans les
différents cantonnements. […] Le commandant russe en même
temps décorait le colonel Borache, chef d’état-major de la place, et
le chef d’escadron Du Plessis d’Argenté de la croix de commandeur
de l’ordre de Sainte-Anne. À la demande du gouverneur, un concert
fut donné dans la soirée par la musique russe sur la place du
Champ de Bataille. Toute la population y assistait et fit fête aux
instrumentistes. Elle réclamait à plusieurs reprises l’Hymne Russe
qui fut exécuté, ainsi que la Marseillaise, et salué de chaleureuses
ovations. Les Brestois reconduisaient les musiciens à leur
cantonnement en chantant le Chant du Départ, la Marseillaise et
l’Hymne Russe, au milieu d’un enthousiasme indescriptible. […]
Aujourd’hui a eu lieu, place du Château, une revue des troupes
russes qui avait attiré une foule considérable. Le vice-amiral Pivet,
préfet maritime, accompagné de son état-major et du commandant
Dimitrief, attaché naval à Paris, passa lentement sur le front des
troupes, qui poussèrent des hourras. La revue terminée, le drapeau
vint se placer devant un petit autel de guerre, qu’on avait dressé au
centre du carré des troupes, et le pope prononça d’une voix forte
une allocution. Tous les soldats se découvrirent, malgré la chaleur
accablante, et assistèrent en plein soleil à la messe d’actions de
grâce. La foule des Brestois écouta, au milieu du silence
respectueux, les chants graves des vaillants soldats de la nation
amie et alliée. Après la bénédiction la population, donnant libre
cours à son enthousiasme, poussa de chaleureux vivats et
applaudissements avec ardeur. »
Quelques semaines plus tard, le 3 septembre 1916, le
périodique Le Miroir affiche à sa une l’arrivée de troupes russes à
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
Salonique3, en Grèce, où elles rejoignent les forces britanniques et
françaises, débarquées pour leur part en Macédoine4 depuis 1915.
Ces soldats qu’on accueille en héros dans les ports français
constituent le Corps expéditionnaire russe en France, également
appelé « brigades russes ». Cette force d’environ 40 000 hommes,
envoyée sur le front Ouest et le front d’Orient, en Macédoine, pour
combattre sous commandement français fut accordée à la France
par la Russie en échange du matériel dont l’Empire tsariste
manquait cruellement. Après les violents combats du Chemin des
Dames auxquels ces troupes prennent part au printemps 1917,
certains soldats russes se mutinent au camp de La Courtine :
n’acceptant plus l’autorité de leurs officiers, ils refusent de
retourner au front et tiennent un véritable siège face aux troupes
russes loyales au Gouvernement Provisoire russe et à l’armée
françaises. La révolte est finalement réprimée au mois d’août de la
même année5. On leur laisse alors le choix entre le retour
volontaire au combat ou travailler en France. Les éléments les plus
radicaux ou jugés dangereux sont envoyés aux travaux forcés.
« Vendus contre des obus » ont ainsi pu faire remarquer plusieurs
commentateurs6, mais c’est bien mal rendre compte de la
complexité et des contradictions de cet accord ainsi que de sa mise
en place. Tout en révélant le cruel besoin en hommes de la France
dès l’année 1915, et l’impréparation complète de la Russie à une
guerre longue et d’usure, cette odyssée russe révèle également et
3
Actuelle Thessalonique.
Le terme de « Macédoine » désigne ic la région antique de grande Macédoine
qui, en 1913, se trouvait à cheval sur le nord de la Grèce, la Bulgarie et la Serbie.
5
COCKFIELD, Jamie, H., With Snow on their Boots. The Tragic Odyssey of the
Russian Expeditionary Force in France during World War I, New-York, St. Martin’s
Griffin, 1998, p. 171-200.
6
COCKFIELD, Jamie, H., With Snow…, op. cit., introduction.
4
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avant tout les agendas parfois antagoniques des diplomaties
françaises et russes au sein d’une même alliance.
La focalisation sur la révolte de La Courtine a en effet occulté
de nombreux enjeux de l’histoire de ces brigades, et en tout
premier lieu le sort de la moitié des effectifs prêtés à la France qui
sont envoyés combattre, non pas sur le front Ouest, mais sur le
front d’Orient, appelé par les britanniques le Macedonian Front7.
Brigades oubliées sur un front oublié ; l’histoire de ces 20 000
hommes envoyés se battre aux côtés des Français, des Serbes et
des Italiens contre les Allemands, les Austro-hongrois et les
Bulgares dans les montagnes de Macédoine permet pourtant de
rendre compte de la complexité de la guerre de coalition menée sur
plusieurs théâtres que fut la Grande Guerre. Si la Russie est plus
que réticente, comme nous le verrons, à l’envoi de ces troupes, elle
n’entendait pas moins employer cette présence dans les Balkans en
tant que levier diplomatique. Une étude plus précise du devenir des
brigades en Macédoine permettra ainsi d’éclairer d’une autre
lumière les buts poursuivis par les Russes sur l’échiquier
7
Les brigades russes en France et en Macédoine ont déjà fait l’objet de plusieurs
études. Parmi elles, nous pouvons citer : PAVLOV, Andreï, Russkaia Odisseia.
Epokhi Pervoi Mirovoi Russkie Ekspeditsionnye Sily vo Frantsii i na Balkanakh,
Moscou, Veche, 2011 ; COCKFIELD, Jamie, H., With Snow…, op. cit. ; ADAM, Rémi,
Histoire des soldats russes en France, 1915-1920: Les damnés de la guerre, Paris,
L’Harmattan, 2004. GUELTON, Frédéric. « La construction de la Mémoire des
brigades spéciales russes en France. Le cimetière et l’église de Saint-Hilaire-leGrand ». Centenaire.org. http://centenaire.org/fr/espace-scientifique/paysbelligerants/la-construction-de-la-memoire-des-brigades-speciales-russes-en. Le
livre de Rémi Adam est riche d’une analyse exhaustive du contrôle postal russe
ainsi que des tendances révolutionnaires en son sein, mais est malheureusement
dénué de tout appareil critique permettant d’en faire un outil de recherche digne
de ce nom.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
balkanique8. Enfin, à l’échelle des troupes, un retour sur les
troubles ayant lieu au sein des brigades au cours de l’année 1917
permettra de mieux cerner les motivations de ces soldats qui tantôt
désobéirent aux commandements russe et français, et tantôt le
servirent.
Entente et fronts périphériques en 1915
L
’été 1915 est pour la Russie un des tournants de la
Grande Guerre. Alors que l’État tsariste tente d’adapter
son industrie et son économie à une guerre qu’elle
envisage enfin comme un conflit dans la durée, les troupes russes
sont vaincues lors de l’offensive austro-allemande de GorliceTarnow du 2 mai au 22 juin 1915, au sud-est de Cracovie, et doivent
opérer un retrait stratégique. Ce mouvement de repli est
couramment appelé « Grande Retraite » et cause à la Russie une
perte de 500 000 soldats tués ou disparus, de 1 000 000 de
prisonniers faits par les Empires centraux ainsi que celle de 9 300
pièces d’artillerie, sans même mentionner les forteresses
d’Ivangorod, de Novogeorgievsk et de Brest-Litovsk laissées à
l’ennemi. À ce désastre humain et matériel s’ajoute la perte de 15%
8
Ces recherches, actuellement effectuées dans le cadre d’une thèse de doctorat
à l’Université de Bretagne Occidentale (Brest), sur ce sujet sont principalement
basées sur des archives françaises et russes, à savoir celles du Service Historique
de la Défense (SHD) de Vincennes, du Ministère des Affaires Étrangères et des
Archives Nationales à Paris, des Archives Militaires d'Etat de Russie et des Forces
Armées Russes. Archives historiques à Moscou et Archives navales russes à SaintPétersbourg. Que messieurs Cockefield, Guelton et Pavlov soient ici d’ores et déjà
remerciés pour l’assistance qu’ils me prêtent dans mes premières recherches
dans les archives américaines, françaises et russes.
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du territoire impérial russe, et qui plus est le saillant polonais, la
zone la plus industrialisée de l’Empire, celle qui eut pu se trouver à
la pointe d’un effort de guerre économique et industriel pour la
Russie9.
Le bilan humain du côté des civils n’est pas moins désastreux
puisque cette perte territoriale entraîne le déplacement de
populations fuyant l’avancée austro-allemande tout autant que les
troupes russes qui souhaitent évacuer les populations jugées
suspectes ou dont ils craignent la duplicité sur le théâtre des
opérations. Dans certaines provinces de l’Empire, la population
civile diminue de moitié : par exemple, au moins 400 000 personnes
auraient quitté la Lituanie10. On estime de même que 3 300 000
réfugiés fuient vers l’intérieur de l’Empire à la fin de l’année 1915,
le chiffre réel atteignant sans doute 6 000 000 en 191711.
D’un point de vue stratégique, l’armée russe échappe de
peu à un encerclement qui aurait scellé le sort de l’Empire et – sans
doute – celui de la guerre. Mais cette consolation dans la défaite est
toute relative : ces pertes humaines, matérielles et industrielles
rendent vains tous les efforts russes pour tenir la dragée haute au
déploiement militaro-industriel allemand puisque la Russie se
tourne dès 1915 vers des classes d’âge qu’elle n’envisageait pas,
jusque-là, de mobiliser12. Cette même année, au niveau industriel,
la production russe ne couvre plus - non sans peine d’ailleurs - que
la moitié des besoins du pays13. Après la « Grande Retraite »,
l’armée a besoin de produire 3 000 pièces d’artillerie lourde pour
s’équiper à nouveau, mais ne peut en fournir que 800 avant la fin
de 191514. Face à cette situation, l’Empire russe s’empresse
d’appeler ses alliés à l’aide. Des négociations sont entamées, sous la
houlette du Grand-Duc Sergeï Romanov, inspecteur général de
l’artillerie : il présente la gravité de la situation matérielle aux
représentants militaires anglais à Saint-Pétersbourg ; les Français
sont également sollicités et dès octobre 1915, un protocole francorusse concernant la vente d’armes à bas coût à la Russie est signé15.
À la conférence alliée de Londres, en novembre 1915, Albert
Thomas déclare qu’un tiers de la production des Howitzer pour
1916 doit finalement être livrée à la Russie. De 1915 à la Révolution
d’octobre, c’est un flux d’armes et de munitions que n’arrêtent que
les glaces arctiques hivernales qui quitte régulièrement Brest ou le
Havre pour Mourmansk ou Arkhangelsk. La Russie est littéralement
à la merci de ses alliés, et même les généraux les plus optimistes
comme Broussilov ont peu d’espoir de voir ce retard industriel
rattrapé16.
12
9
SANBORN, Joshua A., Imperial Apocalypse. The Great War and the Destruction of
the Russian Empire, Oxford, Oxford University Press, 2014, Sur le caractère très
avancé de l’industrie en Pologne russe, voir KAPPELER, Andreas, La Russie, empire
multiethnique, Paris, Institut d'études slaves, 1994, p. 261.
10
LIULEVICIUS, Vejas Gabriel, War Land on the Eastern Front: Culture, National
Identity, and German Occupation in World War I, Cambridge, Cambridge
University Press, 2005, p. 20.
11
GATRELL, Peter, A Whole Empire Walking: Reugees in Russia During World War I,
Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 3.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
WILDMAN, Allan K., The End of the Russian Imperial Army: The Old Army and the
Soldiers' Revolt (March-April, 1917) volume 1, Princeton, Princeton University
Press, p. 95-96.
13
LINCOLN, W. Bruce, Passage Through Armageddon, New-York, Simon and
Schuster, 1986, p. 165 ; STONE, Norman, The Eastern Front, 1914-1917, New York,
Scribner’s, p. 212.
14
Ibid., p. 166.
15
Archives nationales, Paris : 94 AP, Papiers Albert Thomas, Convention jointe à
la lettre de Ribot au ministre des finances, 9 octobre 1915.
16
COCKFIELD, Jamie, H., With Snow…, op. cit., p. 18.
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5
Sur le front Ouest, au cours de l'année 1915, la France
commence à rencontrer un sérieux manque de soldats après les
batailles sanglantes de l'été et de l'automne 1914, en particulier la
bataille des Frontières et les offensives de 1915. Alors que la France
a déjà mobilisé le maximum d’hommes dont elle pensait avoir
besoin, on fait appel à la réserve de l'armée territoriale (classes
1892 à 1888) entre décembre 1914 et avril 1915 et on mobilise par
anticipation d’autres classes d’âge : la classe 1915 est appelée en
décembre 1914, 1916 en avril 1915, la classe de soldats 1917 est
mobilisée dès novembre 1915…17 Dans une perspective interalliée
on a donc d’un côté la Russie qui est confrontée à des besoins
matériels (fusils, munitions, obus, pièces d’artillerie, uniformes,
etc.) qui excèdent tous les calculs d’avant-guerre, et cela alors
qu’aucune décision ne semble se dessiner sur le Front Est18; et de
Mais à Paris, aux yeux du ministère de la Guerre et des généraux
français, le « rouleau compresseur » russe a encore des ressources
à déployer dans le conflit, en l’occurrence un grand nombre de
soldats mobilisables, mais insuffisamment d’armes, et donc pas de
réelles capacités à gagner. Un accord est donc proposé le 7
décembre 1915, par l’intermédiaire de Gaston Doumer, membre de
la Commission de l’Armée du Sénat : la France intensifierait son
soutien matériel en échange d'un flux continu de soldats russes
venant se battre en France. Le but étant d'amener 400 000 soldats
sur le front occidental19.
17
BOULANGER, Philippe. « Les conscrits de 1914 : la contribution de la jeunesse
française à la formation d'une armée de masse », Annales de démographie
o
historique, vol. n 103, no. 1, 2002, p. 11-34.
18
WILDMAN, Allan K., The End of the Russian Imperial Army…, op. cit., p. 83.
19
COCKFIELD, Jamie, H., With Snow…, op. cit.., p. 24.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
Les généraux russes – parmi lesquels Broussilov et Alekseïev
– sont fondamentalement opposés à donner autant d'hommes à la
France, alors que beaucoup de batailles sont encore à venir face
aux Allemands et aux Autrichiens sur les fronts à l’Est20. Le ministre
des affaires étrangères russe, Sergueï Sazonov est lui-même
farouchement opposé à la mise en place de cet échange. Le
désaccord est accentué par un malentendu, dont l’armée russe est
en grande partie responsable puisqu’elle ne fournit pas à ses alliés
les chiffres réels des pertes humaines et matérielles21 et que tout le
commandement russe n’en a pas lui-même connaissance ou pas la
capacité de le calculer exactement. Le projet a pour principal
soutien des membres du corps diplomatique russe. Parmi eux, on
compte Alexandre Izvolski, ambassadeur russe à Paris, ainsi que
Nicolas II lui-même, séduit par l’idée et qui en approuve le principe.
Paris charge alors l’attaché militaire français en Russie, le colonel
Laguiche, de convaincre Alekseïev chef d’État-major de la Stavka22,
alors que Maurice Paléologue, ambassadeur de France à Paris doit
se charger de négocier avec Sazonov, le ministre des affaires
étrangères russe. Les Français s’appuient, notamment, sur le fait
que la France a perdu bien plus d’hommes que la Russie,
20
Nous employons sciemment le pluriel, car la diversité radicale des situations
matérielles, environnementales, tactiques et stratégiques des zones de combat à
l’Est ne peut se réduire à un seul front. Par ailleurs, c’est sans doute l’incapacité
de l’armée russe en termes de front uni qui explique, au début du conflit, l’échec
de ses offensives à l’été 1914. Sur ces questions, voir WAWRO, Geoffrey, A Mad
Catastrophe: The Outbreak of World War I and the Collapse of the Habsburg
Empire, New-York, Basic Book, 2015.
21
WILDMAN, Allan K., The End of the Russian Imperial Army…, op. cit., p. 99.
22
Stavka était l’état-major des armées de l’Empire russe, appelé parfois
extensiblement « stavka du commandant en chef suprême » (Ставка Верховного
главнокомандующего). En russe, c’est un mot désuet pour dire « tente ».
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proportionnellement à sa population. Les propositions
contradictoires et les malentendus persistent, mais de fil en aiguille
on parvient à s’accorder sur le chiffre de 40 000 soldats qui
embarqueraient d'Arkhangelsk ou de Dalny pour Brest et Marseille
de 1916 à 191723.
britannique25. Côté français, l’idée d’une telle stratégie avait déjà
été débattue et proposée, notamment par le général Franchet
d’Espèrey, et cela dès octobre 1914, bien que le général misait
plutôt sur un soutien direct à l’armée serbe, et non pas un
débarquement sur les rives turques26.
La destination finale de ces troupes fait néanmoins encore
débat, tout autant que leur usage mais Izvolski propose d’ores et
déjà de les envoyer à Salonique, où les troupes franco-anglaises
tentent de secourir l’armée serbe, culbutée par les Empires
centraux depuis mars 191524. Nicolas II s’avoue lui-même très
désireux de venir en aide à la Serbie, pour laquelle la Russie est
entrée en guerre, et se révèle d’autant plus enthousiaste que ce
soutien peut se faire de manière directe. Cette proposition ne
rencontre bien évidemment pas l’unanimité en France, puisque les
débats font rage entre les généraux souhaitant mettre la priorité
sur la guerre contre les Allemands et ceux qui proposent d’attaquer
sur un front périphérique afin de secourir l’armée serbe et de
couper les empires centraux de l’allié turc. Ce désaccord sur l’envoi
des 40 000 soldats russes vers un théâtre de guerre renvoie plus
généralement à la question des fronts périphériques. L’idée d’une
offensive sur un front autre que le front Ouest est fréquemment
attribuée à Winston Churchill, pour ne pas dire qu’on identifie
directement Churchill à l’échec du débarquement de Gallipoli. Le
projet d’offensive aux Dardanelles doit en effet beaucoup au First
Lord of the Admiralty, mais tout autant à la persévérance, pour ne
pas dire la témérité, de Lord Kitchener, ministre de la guerre
Les Russes ne sont également pas étrangers à ces différents
projets et tout d’abord à l’idée d’ouvrir un troisième front. En effet,
à l’hiver 1914-1915, les Ottomans, récemment entrés en guerre
contre les Russes, lancent une offensive à Sarıkamış où la 3e armée
ottomane menace les positions russes dans le Caucase. Surpris par
ce développement inattendu, le Grand-Duc Nicolas fait part de son
inquiétude à l’attaché militaire britannique à Saint-Pétersbourg le 2
janvier 1915. Lord Kitchener donne alors son approbation au projet
d’une démonstration de force contre les Ottomans, afin qu’ils
soient contraints de soustraire des forces au Caucase. C’est sur
cette promesse faite aux Russes que les Britanniques commencent
à planifier une offensive contre l’Empire Ottoman, appelée à
devenir l’offensive des Dardanelles. L’ironie étant qu’au moment de
cette décision, la 3e armée ottomane est déjà en déroute, avec
environ 60 000 hommes tués ou hors de combat27.
23
25
Pour un récit précis des rebondissements de ces négociations, voir COCKFIELD,
Jamie, H., With Snow..., op. cit., p. 1-29.
24
SCHIAVON, Max, Le front d'Orient : Du désastre des Dardanelles à la victoire
finale 1915-1918, Paris, Tallandier, collection Tempus, 2016, p. 138-153.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
D’autre part, en dehors de la supplique russe de soulager
son effort de guerre en attaquant directement les Ottomans, l’idée
d’une intervention dans les Balkans, aux côtés de la Serbie est
ROGAN, Eugene, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East,
1914–1920, London, Penguin, 2015.
26
SCHIAVON, Max, Le front d'Orient..., op. cit., p. 29-31.
27
ROGAN, Eugene, The Fall of the Ottomans…, op. cit., p. 129-130.
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exprimée très tôt, notamment par Nicolas Pašić28, le Premier
ministre serbe Celle-ci séduit beaucoup le tsar et son entourage qui
y voient la possibilité de rallier tous les États slaves sous la bannière
de la Russie et de ses alliés contre les Allemands et les AustroHongrois. Ces projets disparaissent bien vite lorsque l’armée
bulgare bouscule les forces serbes dans une offensive conjointe
avec les forces allemandes et autrichiennes. Néanmoins, ces
hypothèses de travail en disent long sur la haute opinion que se fait
le corps diplomatique russe de l’ascendant de l’Empire tsariste sur
les peuples slaves des Balkans et même sur les Grecs, encore
hésitants à entrer en guerre.
À l’heure où la France tente d’arracher des troupes russes
en échange de matériel de guerre (fin 1915-début 1916), le conflit a
déjà pris un autre tournant puisque la France ne voit plus les
Dardanelles comme un lieu de percée possible, mais souhaite
secourir au plus tôt l’armée serbe. Les forces franco-britanniques,
dont une bonne partie composée de troupes rembarquées des
Dardanelles, arrivent donc à Salonique – en Grèce neutre – en
octobre 1915, avec l’espoir de venir à la rescousse des troupes
serbes en attaquant les Bulgares sur leur flanc, à Niš. L’opération
est un échec, l’armée serbe est contrainte d’embarquer en
catastrophe pour Corfou avec le soutien logistique de l’armée et de
la flotte française, après une retraite à travers les montagnes
albanaises qui dévaste ses rangs. Les Français et les Britanniques
qui ne pensaient faire que passer sont cloués dans une Grèce
hostile, et ne la quitteront pas avant 1919. C’est donc également
dans ce contexte géostratégique que se déroulent les négociations
en vue de décider où seront envoyés les 40 000 Russes avec d’un
côté les besoins pressant du front Ouest et de l’autre la naissance
du front de Salonique, également appelé Front d’Orient.
Les représentants français à Saint-Pétersbourg sont, de
prime abord, plus enclins à voir la guerre se résoudre sur le Front
Ouest plutôt que sur un front périphérique. Néanmoins ils profitent
de la brèche ouverte par Nicolas II et Izvolski eux-mêmes, séduits
qu’ils sont par l’idée d’un front balkanique dans lequel la Russie
jouerait un rôle clef. Ce rôle serait, du point de vue des Russes
comme des Français, à la fois bénéfique pour les Serbes, galvanisés
qu’ils s’en trouveraient par la présence des troupes russes, et
délétère pour les Bulgares, qui pourraient rendre les armes devant
les troupes du grand frère russe, selon les vues les plus optimistes
d’Izvolski. De plus Sazonov, de manière plus pragmatique, concède
à Maurice Paléologue qu’un abandon des positions de l’Entente à
Salonique risquerait de faire basculer la Grèce et la Roumanie du
côté de l’Allemagne et de laisser les mains libres à la Bulgarie pour
dépecer la Serbie : il valide donc l’idée d’un renforcement des
troupes présentes en Macédoine29. Parallèlement, Paléologue et
Laguiche ne peuvent que profiter de cette inclinaison balkanique
pour obtenir des soldats russes pour la France en concédant l’envoi
de troupes russes à Salonique. Le principe d’un soutien direct à la
Serbie est également soutenu par des membres du corps
28
Archives du Ministère des affaires étrangères, Paris : 2:111, Papiers Maurice
Paléologue, Maurice Paléologue à Ministère des Affaires étrangères, 29
septembre 1915.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
29
PALEOLOGUE, Maurice, Le crépuscule des tsars. Journal (1914-1917), Paris,
Editions du Mercure de France, entrée du dimanche 5 décembre 1915.
n°12 – Eté 2018
8
diplomatique russe dans les pays de l’Entente, notamment Zhiliski,
en France, et le prince Troubetskoi en Serbie30.
Cette inclinaison balkanique fait, in fine, le jeu du général
Alekseïev. Le chef d’rétat-major de la Stavka voit dès 1916, à la
manière de Franchet d’Espèrey à l’automne 1914, la Macédoine
comme une possible base avancée pour un nouveau front, un front
méridional qui pourrait s’ouvrir par la jonction des forces de
l’Armée d’Orient et les forces russo-roumaines. Ces armées
pourraient, à termes, s’unir en une seule et même force qui
pénétrerait dans l’Empire austro-hongrois puis par extension
entrerait en Allemagne par le sud. Cette hypothèse de travail est
proposée lors de la conférence de Chantilly, du 6 au 8 décembre
1915, mais écartée par Foch, qui la trouve trop fantaisiste31.
Pourtant, nul doute que la présence d’une force russe au sein des
troupes de l’Entente en Macédoine aurait été d’une grande utilité
en cas de réactivation d’un tel projet.
30
TROUBETSKOI, Grigorii Nikolaevich, Notes of a Plenipotentiary: Russian Diplomacy
and War in the Balkans, 1914–1917, édité par CHERNEV, Borislav, Dekalb, Northern
Illinois University Press, 2016, p. 175-177.
31
PAVLOV, Andrei, « The Salonica Front in Russian strategic planning »,
communication à l’occasion du colloque international The Salonica Front in World
War I, Thessalonique, 22-24 octobre 1915. À défaut d’actes de colloque, les
vidéos des communications sont disponibles sur le site internet de la conférence :
http://www.hist.auth.gr/en/macedonianfrontconference/conference-coverage.
Sur la conférence de Chantilly, voir COCHET, François, « 6-8 décembre 1915,
Chantilly : la Grande Guerre change de rythme », Revue Historique des Armées,
no 242, 2006, p. 16-25 ; GUELTON, Frédéric, « La Conférence de Chantilly », Site
internet de la Mission Centenaire, 2015, http://centenaire.org/fr/espacescientifique/pays-belligerants/la-conference-de-chantilly.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
Le résultat est toutefois que la France obtient l’envoi sur son
territoire et en Macédoine de quatre brigades. Les 1e et 3e brigades
sont envoyées dans l’hexagone dès l’été 1916. Leur parcours est
principalement marqué par la bataille du Chemin des Dames, au
printemps 1917. Après des offensives où ils se battent
courageusement, les soldats décident d'arrêter les combats et
refusent d'attaquer à nouveau. Proclamant leur loyauté au
gouvernement provisoire en Russie, ils demandent à retourner dans
leur patrie pour se battre contre les Allemands en Russie ou à être
renvoyés à leurs foyers. Les 2e et 4e brigades se préparent, quant à
elles, à rejoindre Salonique et le front d’Orient.
Les brigades russes au combat en Macédoine,
1916-1917
L
e 12 juin 191632, le général Mrozovski, commandant du
district militaire de Moscou, prend part à une
cérémonie qui aurait de quoi surprendre plus d’un
observateur occidental peu coutumier des traditions russes. La 2e
brigade russe, appelée à se rendre en Macédoine durant l’été 1916,
qui s’entraîne et se prépare dans la région de Moscou, assiste à la
bénédiction des icônes qui seront celles de ces soldats dans les
campagnes à venir et qui lui sont remises : Saint Nicolas
Thaumaturge de Moscou pour le 3e régiment et Saint Alexis
Métropolite de Moscou pour le 4e régiment. On décide également
32
Bien que la Russie applique, jusqu’en 1918, le calendrier julien, pour plus de
commodité à la lecture les dates seront données selon le calendrier grégorien,
appliqué en Europe de l’Ouest.
n°12 – Eté 2018
9
des jours de fête des différentes unités composant la brigade : 6
mai pour la direction de la brigade, jour de la Saint Alexandre, grand
martyr dans la tradition orthodoxe ; 19 décembre, jour de la Saint
Nicolas Thaumaturge pour le 3e régiment ; 18 octobre, jour de la
Saint Alexis pour le 4e régiment ; 22 mai, jour du transfert de Saint
Nicolas pour le bataillon de marche33. Cette énumération, pouvant
passer pour une liste de course de sacristie, nous en dit long sur le
cadre sacral instauré dans l’armée du tsar. Cette cérémonie, bien
plus qu’un reliquat d’une piété orthodoxe, certes en déclin dans
certaines régions de l’Empire, nous permet de nous rappeler que la
Grande Guerre a bien à voir avec la notion de croisade, de guerre
sainte34. Alors qu’ils sont envoyés en France ou en Macédoine,
qu’ils passent par la voie maritime ou terrestre (de la Russie
européenne à Dalny en prenant le transsibérien, pour ensuite
emprunter la voie maritime) c’est la vie religieuse, le carême, les
messes orthodoxes qui rythment les jours et les nuits de ces soldats
entrant par la bande dans le premier conflit mondial, dans un
théâtre de guerre, le Front d’Orient qui n’est pas non plus dépourvu
de charge sacrale35.
En effet, les motifs et arrière-pensées des diplomates et du
commandement russe ne sont pas que d’ordre strictement
stratégique. La Macédoine est imbriquée dans un échiquier
diplomatique plus vaste que les Russes comprennent comme
l’Orient orthodoxe, dans lequel s’inscrivent les États balkaniques de
la Bulgarie à la Serbie ainsi qu’à la Grèce, en passant par l’Empire
ottoman où vivent d’importantes communautés chrétiennes. C’est
un jeu diplomatique complexe puisqu’il est à la fois politique,
dépendant du corps diplomatique russe, et religieux avec des
médiateurs et acteur variés comme les métropolites, les
monastères orthodoxes dans les Balkans (avec en premier lieu le
Mont Athos) ou encore le patriarcat de Constantinople. La politique
russe sur cet échiquier est interprétée de plusieurs manières, mais
on peut évoquer deux grandes tendances : la première est celle qui
voit dans le jeu diplomatique russe une série d’ambitions
maximales impliquant le contrôle des Détroits du Bosphore,
assurant l’accès russe aux mers chaudes, le patronage russe sur les
États balkaniques au premier rang desquels la Serbie et une
Bulgarie revenue dans le giron du grand frère russe et le dépeçage
de l’Empire Ottoman36 ; la seconde interprétation, qui inclut dans sa
compréhension la dimension religieuse de la diplomatie russe,
décrit une Russie beaucoup plus indécise, des diplomates divisés,
une diplomatie qui ne s’est pas remise des camouflets
diplomatiques que représentent la crise bosniaque de 1908-1909 et
le caractère peu rentable de la Ligue Balkanique pour la Russie,
préoccupée par l’autocéphalie du Patriarcat de Bulgarie et
33
Hoover Institution on War Revolution and Peace (HI), Stanford University,
Ordre n°29, 4e régiment, 17 juin 1916, 18/10.
34
HOULIHAN, Patrick J., « Religious Mobilization and Popular Belief », 1914-1918online. International Encyclopedia of the First World War, édité par Ute DANIEL,
Peter GATRELL, Oliver JANZ, Heather JONES, Jennifer KEENE, Alan KRAMER, and Bill
NASSON, Freie Universität Berlin, Berlin 26/08/2015.
35
ADAM, Rémi, Le Journal de Stéphane Ivanovitch Gavrilenko. Un soldat russe en
France, 1916-1917, Toulouse, Éditions Privat, 2014, p. 47-72.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
36
Cette thèse est principalement portée par l’historien américain Sean
McMeekin. Voir MCMEEKIN, Sean, The Russian Origins of the First World War.
Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2011.
n°12 – Eté 2018
10
cherchant le compromis avec les acteurs locaux - Empire Ottoman
inclus37.
des brigades de Salonique est confié à un général très en vue à la
Stavka, le général Diterichs.
Si la venue des brigades russes à Salonique révèle une chose,
sur ces questions géostratégiques, c’est que les Balkans ne sont
certes pas un élément neutre pour la diplomatie russe mais qu’ils
ne sont pas non plus une priorité, ou tout du moins la Russie n’a-telle pas les moyens d’en faire une priorité. Ainsi, bien que la Russie
sécurise ses revendications sur les Détroits et Constantinople (déjà
nommée Tsargrad dans la documentation russe)38, elle n’a pas les
moyens de prendre le contrôle du Bosphore par elle-même. Elle se
garde donc bien de lancer l’opération navale prévue contre l’Empire
ottoman en parallèle au débarquement des Dardanelles. L’arrivée
de ces brigades en Macédoine est un moyen commode de placer
des pièces sur ce coin de l’échiquier, pièces d’un montant minimal,
puisqu’elle ne souhaite pas se priver de plus d’hommes que cela,
mais pièces tout de même. À la guerre comme en diplomatie, un
simple pion peut devenir reine au moment décisif, les brigades
russes étant déjà porteuses de l’argument du sang versé pour la
résolution de la question des Détroits, que la Russie anticipe déjà. Il
est également frappant de constater que le commandement d’une
Mikhail Konstantinovitch Diterichs39 (1874-1937) est avant
tout connu pour être une des personnalités les plus controversées
et mystérieuses du mouvement blanc pendant la Guerre civile
russe. Il est issu d’une famille de tradition militaire, fils d’un général
dans l’armée impériale et connu pour être un fervent monarchiste.
Passé par le Corps des Pages en 1894 et l’Académie de l’État-Major
en 1900, ainsi qu’au district militaire de Moscou après avoir servi
pendant la Guerre russo-japonaise, il passe à la section de
mobilisation de l’État-Major en 191340. Au début de la Grande
Guerre, il sert comme quartier-maître général de la 3e Armée (du 30
septembre 1914 au 19 mars 1915), puis du front sud-ouest (du 19
mars 1915 au 28 mai 1916)41, postes auxquels il collabora
successivement avec les généraux Alekseïev, Ivanov et Brusilov
(notamment au moment de l’élaboration des plans de l’offensive de
l’été 1916), officiers dont il a la confiance, et l’amitié pour ce qui est
d’Alekseïev. Qu’un général d’une telle stature prenne la tête d’une
brigade comptant 20 000 hommes pourrait passer pour une
rétrogradation ou une relégation. Mais l’énergie et le sérieux
qu’investit Diterichs dans cette tâche, d’après les témoignages des
37
Le jeu à la fois politique et théologique russe dans l’Orient orthodoxe a
particulièrement été mis en avant par GERD, Lora, Russian Policy in the Orthodox
East: The Patriarchate of Constantinople (1878-1914), Berlin, De Gruyter, 2014.
38
Par le mémorandum russe présenté le 7 mars 1915 par Sazonov aux
ambassadeurs britanniques et français, la Russie sécurise ses revendications,
confirmées dans l’Accord de Constantinople quelques jours plus tard. Voir
également ÜRE, Pinar, « Constantinople Agreement », 1914-1918-online.
International Encyclopedia of the First World War, édité par Ute DANIEL, Peter
GATRELL, Oliver JANZ, Heather JONES, Jennifer KEENE, Alan KRAMER, and Bill NASSON,
Freie Universität Berlin, Berlin 26/08/2015.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
39
Parfois orthographié Ditericks (et le plus généralement dans les travaux anglosaxons), nous avons privilégié la graphie des archives du Service Historique de la
Défense (SHD).
40
SMELE, Jonathan D., Historical Dictionary of the Russian Civil Wars, 1916-1926,
Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, p. 329-330.
41
La notion de « front » dans l’armée russe désigne avant tout un groupe
d’armée plutôt qu’un front physique, comme on l’entend à l’ouest, même si les
fronts sont progressivement identifiés à des zones géographiques avec la
stabilisation des lignes.
n°12 – Eté 2018
11
officiers français l’ayant côtoyé à Salonique42, montre qu’il n’en est
rien et que malgré le caractère apparemment minime de la force de
frappe qu’il commande, les brigades russes sur le front d’Orient ne
sont pas un instrument, tout du moins diplomatique, considéré à la
légère.
Définitivement mises sur pied, le 22 mai 1916 pour la 2 e
brigade et le 14 juin pour la 4e, elles rallient d’abord Brest par voie
maritime dès le 16 juillet43, puis ensuite Marseille par voie ferrée,
pour ensuite rallier à partir du 23 juillet 1916 Salonique par convois
espacés. Le flot de soldats arrivant dans le port grec s’échelonne
ainsi jusqu’en octobre. À leur débarquement, les troupes défilent
sur les quais du port grec, paradent en ville et sont cantonnées au
camp de Zeitenlik, au nord-ouest de Salonique, dans cette ville qui
restera la tête de pont de l’Entente en Macédoine et dans les
Balkans jusqu’à la fin de la guerre. Tête de pont, mais surtout
centre de commandement par défaut pour une armée d’Orient qui
pense, lorsqu’elle arrive en octobre 1915, n’être que de passage.
Or, dès l’arrivée des troupes franco-britanniques, c’est une
campagne de toutes les surprises qui commence. C’est même de
choc dont on peut parler, puisque les officiers européens de l’Ouest
– et sans doute peut-on aussi y inclure les Russes – qui arrivent à
Salonique ont une vision largement idéalisée de la Grèce, issue
généralement de leurs manuels scolaires, des études classiques ou
42
FASSY, Gérard, Le Commandement français en Orient (octobre 1915 - novembre
1918), Paris, Economica, 2003, p. 134-135. Voir également le témoignage de
Sarrail dans ses mémoires : SARRAIL, Maurice, Mon Commandement en Orient,
édition annotée et commentée par PORTE, Rémy, avant-propos COCHET, François,
Saint-Cloud, SOTECA, 2012.
43
Service Historique de la Défense (SHD) : 7 N 391, Vice-amiral Pivet à ministre de
la Guerre, n°2413, 12 août 1916.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
d’un certain orientalisme. Ainsi les soldats pensent-ils aller arriver
dans une Macédoine fraîchement arrachée à un Orient des Mille et
une nuits, première étape avant la conquête d’une Constantinople
qui n’attend que d’être prise, au même titre que toutes les
conquêtes aisées qu’espèrent faire les soldats occidentaux. Ces
idéalisation de l’Orient ne sauraient être mieux illustrées que par le
peintre, illustrateur et dessinateur de mode Georges Barbier (18821932), qui représente cet Orient de tous les rêves sous les traits des
eunuques noirs, retenant de sublimes femmes captives, ou de la
danseuse envoutant le jeune marin français44.
Ce qu’ils découvrent en arrivant est une ville post-ottomane,
encore coiffée de tous ses minarets, peuplée par d’importantes
communautés de juifs et de musulmans, et bien loin de l’image
qu’ils se faisaient de la Grèce qu’il leur tardait de découvrir. De plus,
la Macédoine n’est pas encore à proprement parler intégrée à l’État
grec, que ce soit au niveau des infrastructures, des routes ou de la
fiscalité45. Aux antipodes des dessins de Barbier, se trouvent les
aquarelles de Roger Jouanneau (1884-1957), dit Irriera, qui dépeint
bien plus prosaïquement, et non sans humour, la vie quotidienne
de l’Armée d’Orient et de la population de Macédoine.
Les effectifs de la 2e brigade, commandée par Diterichs, sont
de 223 officiers et 9 338 hommes de troupe. La 4e est commandée
44
Des exemples des œuvres de Georges Barbier et Roger Jouanneau se trouvent
dans le cahier graphique du collectif LE NAOUR, Jean-Yves (dir.), Front d’Orient,
1914-1919. Les Soldats oubliés, Actes du colloque européen « Le Front d’Orient.
14-19, les soldats oubliés » tenu les 12 et 13 décembre 2014 à l’auditorium du
musée d’histoire de Marseille, Marseille, Éditions Gaussen, 2016.
45
CLOGG, Richard, A Short History of Modern Greece, Cambridge, Cambridge
University Press. 1979, p. 103.
n°12 – Eté 2018
12
par le général Général Leontieff, ancien agent militaire à Sofia et
Constantinople, et est composée, au 3 septembre 1916, de 179
officiers, 9338 hommes de troupes, dont de nombreux tirailleurs
sibériens. Un personnel français assiste et encadre ces soldats à
hauteur de 10 officiers et 97 soldats. Un complément arrivé en
décembre fait porter les effectifs globaux à environ 24 300
hommes46. Les Russes sont, dès leur arrivée, envoyés vers le front
pour appuyer les troupes serbes qui combattent les Bulgares, sur
les rives du lac Prespa, aujourd'hui le carrefour entre la Macédoine,
la Grèce et l’Albanie. L’Entente a face à elle quelques 20 divisions
bulgares, dont 10 sur la frontière, 3 divisions allemandes, dont 2 sur
la frontière et quelques éléments autrichiens, le tout oscillant entre
350 000 et 400 000 hommes. Le général Sarrail, le commandant en
chef des Armées alliées en Orient, ne prévoit pas d’offensive
majeure au moment où les russes débarquent, car au niveau de ses
effectifs, la barre des 300 000 hommes est péniblement atteinte,
mais il envisage une série de coups de main, de démonstrations
offensives et plusieurs chantiers d’amélioration des routes et pistes
de montagne pour les offensives ultérieures, plan déjà approuvé
par Foch.
françaises et serbes sur un axe qui va de la ville de Polikarpi, dans la
plaine, jusqu’à Koupa. Plus à l’est encore se trouve le lac Doïran,
zone lacustre et marécageuse où opèrent les Britanniques. C’est
dire à quel point la physionomie du combat varie de vallée à vallée.
Dans ces régions montagneuses, les Serbes doivent préparer une
attaque qu’appuiera la 2e brigade russe. Le général Ratchitch, de
l’armée serbe, va jusqu’à demander le rattachement des Russes à
son armée, rattachement qui sera refusé par la France et la Russie.
Quand bien même un rattachement se justifierait au niveau
numérique ou opérationnel, les Russes n’envisagent pas une seule
seconde d’être commandés par les Serbes, ce qui en dit long de
l’idée que se fait la Russie de son rôle dans les Balkans47.
L’armée serbe, recomposée et réorganisée à Corfou avec le
soutien de l’armée française, est arrivée dans le Nord de la Grèce
dès avril 1916. La ligne de front où ils sont envoyés se situe
approximativement entre les Lacs Prespa à l’ouest et le lac Doïran, à
l’est. Ils doivent opérer dans le secteur de Florina, ville tenue par les
Bulgares, dans une région assez montagneuse (le massif de
Vermion culmine à 2 065 m). Ils appuient également les troupes
Comme nous l’avons dit précédemment, le général Sarrail
n’est pas en mesure d’organiser une offensive de grande envergure,
mais il tente néanmoins d’enrayer la progression bulgare, qui se fait
tout d’abord grâce au dégarnissement des forces d’interposition
grecques. Après que les forces franco-serbes sont parvenues à
clouer l’armée bulgare et à éviter un encerclement, l’Entente
reprend l’offensive le 12 septembre 1916. Les combats sont rudes
et les troupes russes découvrent les difficultés du combat de
montagnes en Macédoine (avec des sommets comme celui de Vitch
qui atteint 2 117 m.). La 2e brigade s’illustre principalement dans la
région de Florina-Monastir (actuelle Bitola, en Macédoine) dès le
12, face à des Bulgares connaissant bien le terrain et en très bonne
position défensive. Jusqu’au 24 septembre, les Russes se battent
pour prendre la ville de Florina et sécuriser ses environs. Même si
elle tombe entre leurs mains le 17 et devient un des avant-postes
46
47
SHD : 5 N 331, chiffre déduit à partir des télégrammes et communications
faisant état de l’arrivée des troupes russes à Salonique.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
Les armées françaises dans la Grande Guerre, tome VIII, volume 1, Annexes
volume 3, Annexe n°1445, p. 825.
n°12 – Eté 2018
13
du commandement français dans le secteur, les troupes bulgares ne
desserrent pas l’étau malgré la poursuite des offensives par les
troupes de l’Entente. Au 24 septembre, rien que pour les troupes
russes, on dénombre déjà 10 officiers mis hors de combat ainsi que
576 hommes de troupe tués, blessés ou disparus48.
Quelques jours après cette prise, les 2 et 3 octobre, les
unités reprennent la marche et tentent de poursuivre les Bulgares,
mais essuient de nouveau de lourdes pertes sur ces pistes
montagneuses où l’artillerie ne parvient pas à suivre et où la
couverture des hommes laisse à désirer, ce dont se plaint
régulièrement Diterichs au général Cordonnier49. Relevés le 9
octobre par le 2e bis des Zouaves, les Russes sont envoyés le 14,
plus à l’Ouest de la ligne de front, aux abords du lac Prespa et
participent à une opération avec 34 bataillons français contre 20
bataillons bulgares. Mais l’échec est complet face à des positions
bulgares trop bien tenues. À ce stade les Russes ont déjà perdu 1
424 hommes (tués et blessés). Ces premiers combats laissent
apparaître la sous-estimation générale des forces bulgares par les
armées de l’Entente. Même s’ils sont parvenus à prendre quelques
points clés sur cette ligne de front, aucune exploitation ne semble
possible sans supériorité numérique écrasante, face à des défenses
bulgares bien organisées où l’usage de l’artillerie, en terrain bien
connu des Bulgares, est rationalisé et éprouvé.
De son côté, la 4e brigade atteint Banica le 28 novembre puis
Sakulevo, qui se trouvent également dans le secteur de Florina. De
novembre 1916 à mai 1917, c’est dans ces secteurs, compris entre
Florina et les Lacs Prespa, que les Russes opèrent. Ils participent à la
bataille de Monastir du 17 au 18 décembre qui voit la prise de la
ville. Cette offensive franco-serbo-russe, bien que modeste au
regard des efforts déployés sur le front ouest, et décevante au
regard des attentes de Sarrail dans le secteur, est pourtant
largement célébrée dans la presse française. On voit par exemple
dans l’édition du 24 décembre 1916 du journal Le Miroir une photo
des troupes russes défilant dans Monastir ainsi que le général
Diterichs avec le général Le Blois entrant dans la ville50. Cet
événement est également amplement relaté dans la presse russe,
comme par exemple dans Iskri (Искры), le supplément illustré du
journal Rousskoe slovo51, qui loue l’effort commun des Français,
Russes et Serbes pour prendre la ville.
Malgré tout, les conditions de combat n’en restent pas
moins difficiles sur un théâtre matériellement en flux-tendu où on
épuiserait le stock d’artillerie mensuel en cinq jours si on tirait aux
cadences de Verdun ou de la Somme, où les zones lacustres
exposent les soldats à la malaria et où les permissions et le repos
sont rares. Mais malgré cette situation et de lourdes pertes lors de
nouvelles offensives de décembre 1916, sur la côte 1050 et à
Staravina, les brigades russes tiennent bon leur position et sont
mises à disposition du voïvode Živojin Mišić, commandant du
groupement franco-serbe de la Ie armée serbe, et la 4e brigade est
mise à la disposition de la IIIe armée serbe. Durant le mois de
janvier 1917, cette dernière prend part à une série de coups de
main, d’attaques de nuit où on combat généralement au couteau et
à la baïonnette, contre différentes sections de fortification. Le but
48
SHD : 20 N 228, Compte-rendu des opérations des armées alliées du 15 au 30
septembre 1916.
49
SHD : 16 N 3144, général Diterichs à général Cordonnier, n°49, 6 octobre 1916.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
50
51
Le Miroir, Paris, n° 161, 24 décembre 1916.
Iskri, Moscou, n° 44, 12 novembre 1916.
n°12 – Eté 2018
14
est de préparer une offensive au mois de mars pour le dégagement
de Monastir, opération connue sous le nom de 2e bataille de
Monastir, ou Bataille de la cote 1248 et Bataille du Lac Prespa pour
les Français, pour les Bulgares Crvena Stena. En raison de la
difficulté du terrain et des conditions météorologiques, l’offensive
échoue : Monastir en ressort un peu soulagée, mais pas dégagée, et
restera sous le feu ennemi jusqu'à l'armistice, alors que 20 700
obus sont déjà tombés sur la ville52.
En dépit de la résistance des Bulgares dans toutes ces
offensives de dégagement, le commandement persiste à vouloir
lancer une offensive générale sur tout le front, offensive qui prend
place dans un ensemble d’attaques ayant pour objectif de « retenir
en face des armées d’Orient le maximum de forces ennemies au
profit des offensives alliées déclenchées sur les fronts
principaux »53. Supposée commencer début avril, cette opération
est repoussée à une date ultérieure en raison des conditions
météorologiques. Sur un front allant du lac Prespa au lac Doïran, les
forces françaises, serbes (que les Russes appuient) et britanniques
passent à l’offensive le 24 avril. Sarrail a bon espoir que l’offensive
britannique à l’est de la ligne de front puisse clouer les forces
bulgares sur le lac Doïran, les empêchant de renforcer les autres
points de la ligne de front. Mais malgré une forte préparation
d’artillerie, les britanniques rencontrent une défense farouche de
soldats bulgares galvanisés, prêts à tout pour ne pas céder un
important verrou de leur système défensif et perdent 2 600
hommes. En dépit de l’inefficacité de la manœuvre, les britanniques
persévèrent jusqu’au 21 mai54.
Pendant ce temps, l’offensive serbe, qui devait avancer vers
l’axe sur la ligne Gradsko-Prileps est enrayée car d’importantes
chutes de neige rendent l’artillerie inutilisable. L’attaque ne
démarre donc véritablement que le 8 mai et les troupes russes y
participent, mais les défenses bulgares demeurent inébranlables.
Au même moment, les Russes de la 2e brigade prennent part à une
offensive conjointe de l’armée française et de l’armée italienne,
dans les Boucles de la Cerna, mais en vain également car les
Bulgares sont en position depuis des mois et ont creusé la roche
pour y créer des abris, aménager des grottes et des cavernes,
s’installant donc dans des retranchements inexpugnables. À cela il
faut ajouter l’arrivée des renforts de l’artillerie allemande. Les
attaques successives ne sont alors plus qu’un enchaînement de
vanités. L’offensive générale, qui cesse définitivement le 23 mai, est
un échec.
Le général Diterichs fait parvenir une lettre à Sarrail dans
laquelle il fait part de l’extrême fatigue nerveuse qu’il constate chez
les soldats et demande du repos pour ses hommes qui ont passé 6
mois au front55. Sarrail accède à sa demande. La 2e brigade est
relevée le 24 mai et redirigée sur Ekchisou, puis dans la région de
Salonique, au camp de Zeitenlik, et à Tekeli durant la première
quinzaine de juin. Une partie des troupes des 3e et 4e régiments
54
52
VILLARI, Luigi, The Macedonian Campaign, London, T. Fisher Unwin ltd, 1922, p.
126.
53
SCHIAVON, Max, Le front d'Orient..., op. cit., p. 270.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
WAKEFIELD, Alan, MOODY, Simon, Under the Devil’s Eye. The British Military
Experience in Macedonia, 1915-1918, Barnsley, Pen & Sword Military, p. 85-98 ;
SCHIAVON, Max, Le front d'Orient..., op. cit., p. 272.
55
SHD : 16 N 3139-1, Général Diterichs à général Sarrail.
n°12 – Eté 2018
15
part de Salonique pour Athènes. La 4e brigade est également
envoyée en repos à l’arrière, vers Banitsa56.
1917 : Révolution
macédoniennes
russe
et
mutineries
E
n Russie, le 2 mars 1917, le tsar Nicolas II abdique,
mettant ainsi fin à un règne de 22 ans mais surtout au
régime impérial en Russie, où la dynastie des
Romanov veillait à la préservation de l’autocratie depuis 1613.
Nicolas II cède en premier lieu le pouvoir à son frère Michel, qui
refuse de prendre sa succession. C’est donc un gouvernement
provisoire, dirigé par le Prince Lvov, qui prend le pouvoir57. Tel
qu’on l’a ici narré, pour tout le premier semestre 1917, l’Illiade
russe des Brigades, encore à la veille de son odyssée, semble peu
perturbée par le nouveau jeu politique qui se met en place à
Petrograd. En effet, hormis la fatigue et une certaine lassitude
relevée par Diterichs dans sa correspondance avec les généraux
français, les Brigades russes en Macédoine ne semblent pas en
proie aux perturbations que connaît l’armée impériale pendant
l’année 1917, et qui agitent les deux Brigades homologues se
battant en France58.
amenant une plus grande liberté de la presse, mais en termes de
politique étrangère, le nouveau gouvernement - tant celui du Prince
Lvov (15 mars-21 juillet 1917) que celui de Kerenski (21 juillet 19177 novembre 1917) - souhaitent tenir leurs engagements vis-à-vis de
l’Entente. La guerre se poursuit, des changements n’apparaissent
qu’à la marge et il en va de même pour les brigades russes en
Macédoine : ainsi les soldats sont au front quand la nouvelle de la
Révolution et de l’abdication du tsar arrive à leurs oreilles, mais ne
provoque que peu de remous. En mai, ils prêtent serment au
nouveau régime, sans difficulté notable, comme dans la plupart des
zones de combat périphériques59. Ces serments concernent tous les
détachements, jusqu’aux soldats hospitalisés, ainsi que ceux qui se
trouvent en convalescence en France60. Au-delà du maintien des
engagements de la Russie au sein de l’Entente, plusieurs institutions
de l’État impérial ont également maintenu leurs agendas respectifs
et les troupes russes à Salonique vont s’en trouver, malgré elles,
l’instrument.
Ces soldats sont en effet impliqués, de manière bien
imprévue, dans des activités qui peuvent sembler bien éloignées
des objectifs militaires premiers motivant leur venue. On leur confie
la surveillance du littoral dans la région de Chalcidique car on
soupçonne les habitants des environs de ravitailler des sous-marins
autrichiens et allemands, et de prêter assistance à des partisans
La Révolution de février provoque certes un changement de
régime, des réformes, comme par exemple la fin de la censure
59
56
Actuelle Vévi.
57
FIGES, Orlando, La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple,
volume 1, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2007, p. 616-617.
58
COCKFIELD, Jamie, H., With Snow…, op. cit., p. 171-200.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
FORESTIER-PEYRAT, Étienne, « Faire la révolution dans les confins caucasiens en
1917. La liberté côté cour et côté jardin »,Vingtième Siècle. Revue d’histoire,
n°135, juillet-septembre 2017, p. 59-61.
60
Archives Centrales Militaires Historiques d’État (ACMHE), Moscou : F 15237,
opis 1, D24, général Artamanoff à général Diterichs, sans date.
n°12 – Eté 2018
16
opposés à la présence de l’Entente en Grèce61. On met alors en
place une surveillance du littoral, effectuée par des détachements
français, britanniques et russes. La portion confiée aux russes est
celle du Mont Athos. Le mont Athos (en grec moderne to oros
Áthonas/Áthos, aussi appelé « Sainte Montagne », Ágion Óros) est
une montagne de Grèce située à l'extrémité de la péninsule de
l'Aktè. S’y trouvent vingt monastères orthodoxes depuis le Xe siècle
et qui forment une communauté théocratique organisée en
République monastique du Mont-Athos. Pour les Russes, cette
république monastique est bien plus qu’un ensemble monacal
rassemblant des tendances orthodoxes variées (serbe, bulgare,
russe et grecque) : c’est une véritable Jérusalem du monde
orthodoxe, dépositaire de vestiges du passé byzantin (fresques,
icônes, manuscrits et autres trésors).
Les moines russes ne sont d’ailleurs, eux-mêmes, pas
étrangers à la venue des troupes de l’Entente dans ce secteur,
puisque dès janvier 1916, ils font savoir à la légation russe
d’Athènes que leurs homologues bulgares du Mont Athos
participent à des activités d’espionnage et dissimulent même des
caches d’armes à la disposition des partisans de la région62.
Inquiétés par ces activités, les moines russes demandent la
protection des soldats de l’Entente. En raison des tensions
diplomatiques entre les Français et Britanniques d’un côté et la
Grèce de l’autre, cette intervention n’a pas lieu avant janvier
191763. Elle a pour conséquence la saisie de plusieurs centaines
d’armes effectivement dissimulées par les moines bulgares et grecs
de l’Athos. Une centaine de soldats russes participe à ces
perquisitions, mais aussitôt arrivés dans ces monastères, leur
présence provoque une certaine agitation diplomatique. En effet, le
souhait profond des moines russes est certes d’être protégés par
les soldats de l’Entente, mais plus encore de reprendre l’ascendant
dans le gouvernement du Mont, ascendant qu’ils avaient perdu en
1914 au profit des moines grecs.
À l’aube du Premier conflit mondial, le Mont Athos avait été
en proie à une querelle théologique dans laquelle les moines russes
avaient joué un rôle très actif en promouvant une doctrine qui
attribuait un caractère quasi divin au nom-même de Dieu. Cette
doctrine des onomatodoxes (littéralement : les « glorificateurs du
Nom », que leur détracteurs appelaient « onomatolâtres ») est
condamnée comme hérétique par le patriarche de Constantinople
Joachim III en 1912, par la Kinote du Mont-Athos et le nouveau
patriarche de Constantinople Germain V au début de l’année 1913,
puis par le Synode de l’Église russe au mois de mai de la même
année. Malgré ces anathèmes, la situation ne se calme pas, les
tensions s’accentuent et les moines du mont Athos en viennent à
s’affronter physiquement. Ainsi, le gouvernement russe décide
d’intervenir militairement et, en juillet 1914, les moines sont
envoyés en Russie, exclus de la vie ecclésiale et privés de
61
SOUTOU, Georges-Henri (dir.), Recherches sur la France et le problème des
Nationalités pendant la Première Guerre mondiale (Pologne, Lithuanie, Ukraine),
Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 1995, p. 18.
62
SHD : 20 N 78, lettre du colonel Braquet au général Sarrail, 9 janvier 1916.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
63
KREMPP, Thérèse, « L’armée française d’Orient, nouvelle expédition militaroscientifique ? », in LE NAOUR, Jean-Yves (dir.), Front d’Orient…, op. cit., p. 74.
n°12 – Eté 2018
17
communion. Le dynamisme monastique russe sur le Mont s’en était
trouvé extrêmement enrayé64.
dans les Balkans par la saisie des traces matérielles du passé
orthodoxe et byzantin.
On aurait pu en rester là si toute une partie de la société
russe n’avait pas pris fait et cause pour les moines expulsés, que ce
soit dans l’entourage du tsar, chez les officiers les plus dévots et
même jusqu’à la Douma (le parlement russe), où cette querelle
byzantine agite les parlementaires pendant tout le premier
semestre 191465. Le Mont Athos n’est donc pas, pour la société
russe, un objet neutre, ni même un antique lieu de la foi orthodoxe
laissé dans un recoin de croyance, mais revêt un caractère
théologico-politique à l’actualité encore brûlante. Le ministère des
affaires étrangères russe voit donc d’un très bon œil la présence
des soldats des brigades. Il en va de même pour d’autres
institutions russes, comme par exemple l’Académie des Sciences de
Saint-Pétersbourg qui prend contact avec le Ministère des affaires
étrangères français afin d’insister pour que les soldats russes aient
la garde des lieux à long terme66. L’Académie entend profiter de
cette aubaine pour organiser des recherches menées par des
historiens et des archéologues dans les archives et les monastères
du Mont Athos, comme s’y emploient déjà leurs homologues
français au sein de l’Armée d’Orient67. La présence des brigades
offre ici une belle occasion d’appuyer le patronage spirituel russe
Au printemps 1917, après des demandes de ménagement
ou au mieux de permissions pour les troupes russes effectuées par
Diterichs, Sarrail accepte de retirer les troupes de la ligne de front
et accorde du repos aux soldats des brigades. Ce repos est très
relatif, car dans une armée comme l’Armée d’Orient, aux effectifs
en flux-tendu permanent, on ne peut se permettre de donner
quartier libre à l’ensemble des soldats russes. On choisit alors de les
envoyer exécuter des opérations moins périlleuses, comme des
activités de maintien de l’ordre. Encore une fois, elles n’ont de
moins périlleuses que l’apparence, puisque depuis décembre 1916,
la Grèce est en proie à une grande agitation, déjà divisée entre une
faction pro-Entente, représentée par le Premier Ministre Venizelos
d’un côté, et une faction pro-allemande du côté de la famille royale
et de son entourage, de l’autre68.
64
Pour un compte-rendu détaillé de la crise théologique du Mont Athos, voir
NIVIÈRE, Pierre, Les glorificateurs du Nom. Une querelle théologique parmi les
moines russes du Mont Athos (1907-1914), Genève, Éditions des Syrtes, 2015.
65
Ibid., p. 204-215.
66
SHD : 16N3048, général Sarrail à Grand Quartier Général, n° 197516, 15 juillet
2017.
67
KREMPP, Thérèse, « L’armée française d’Orient… », art. cit., p. 73-78.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
Depuis décembre 1916, à la suite d’un débarquement de
troupes de l’Entente dans le port du Pirée et d’affrontements entre
ces soldats et les Grecs, les relations diplomatiques sont
extrêmement tendues. Un blocus est alors mis en place contre la
Grèce afin de la forcer à écouter la raison de l’Entente. Mais, encore
une fois, c’est la question des effectifs de ce front qui pousse la
France à trancher le nœud gordien : les britanniques souhaitant
transférer des troupes vers la Palestine, et les Italiens renforcer
l’occupation de l’Épire du Nord, on a besoin plus que jamais de
troupes grecques, ce qui plaide pour un basculement complet dans
le camp de l’Entente. La France reconnaît alors le gouvernement de
68
LEMONIDOU, Eli, « L’armée d’Orient en Grèce », in LE NAOUR, Jean-Yves (dir.),
Front d’Orient…, op. cit., p. 49-55.
n°12 – Eté 2018
18
défense nationale de Venizelos au printemps 1917, ce qu’elle ne
faisait pour le moment que du bout des lèvres et qui passera à la
postérité comme le Schisme national. Ce gouvernement est basé à
Thessalonique. Pour forcer la main de la Grèce, l’Entente compte
pousser le roi Constantin à abdiquer, en le menaçant d’un
débarquement militaire massif à Athènes. Le roi se résigne,
abandonne le trône en faveur de son fils Alexandre, et prend le
chemin de l’exil. Mais les forces de l’Entente n’en maintiennent pas
moins une présence forte à Athènes. Les troupes russes participent
à cette opération de maintien de l’ordre, en attendant que
Venizelos débarque de Thessalonique pour prendre formellement
le pouvoir69.
Ainsi, dès le 16 juin, les troupes russes stationnent dans la
plaine de Pachy aux alentours de l’Académie, sur la voie d’accès à
Eleusis70. Mais très vite, lorsque les représentants diplomatiques
russes apprennent la participation de leurs troupes à cette
occupation, ils réagissent très vivement : le gouvernement
provisoire russe demande le retrait immédiat des troupes russes
d’Athènes et le Prince Demidoff, ministre de Russie à Athènes,
proteste très vivement, dès le 19 juin71, contre cet usage des
brigades par l’Entente. Bien que le gouvernement provisoire russe
soit directement issu de l’abdication de Nicolas II, les élites
diplomatiques et la classe politique russe restent très hostiles à
l’idée que des soldats russes participent à la subversion de l’ordre
monarchique en Grèce, sans doute par crainte d’une contagion
69
VAN DER KISTE, John, Kings of the Hellenes : The Greek Kings, 1863-1974, Stroud,
Sutton Publishing, 1994, p. 106-107 ; Les Armées françaises dans la Grande
Guerre, tome VIII, volume 2, p. 480-485.
70
SHD : 16 N 3139, général Braquet à général Sarrail, n° 40, 11 juin 1917.
71
SHD : 20 N 154, général Regnault à général Sarrail, n° 96, 20 juin 1917.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
révolutionnaire qu’on ne pourrait maîtriser. L’autre crainte du
gouvernement russe est que les soldats des brigades ne subissent
l’influence d’éléments décrits comme subversifs issus des Russes de
Grèce72.
Effectivement, la colonie des Russes d’Athènes n’est pas
inoffensive, ni anodine, puisqu’elle est composée aussi bien du
personnel du consulat, de personnels des états-majors des
brigades, de l’attaché naval Makalinsky, de ses ordonnances et d’un
comité de secours aux Russes organisé par la Princesse Demidoff, la
femme du ministre de Russie à Athènes. Mais on y trouve
également des déserteurs, des réfugiés, des activistes venus de
Russie tout au long du conflit, etc. Un navire russe, le Svoboda, à
l’ancre dans le port d’Athènes, va même jusqu’à offrir des
logements sur son pont à des Russes errant dans les parages. De
manière générale, les Français considèrent eux aussi avec méfiance
cette colonie russe, ces ressortissants ayant, selon eux, une attitude
trop « anti-française », c’est-à-dire germanophile, et défaitiste73.
Ces craintes se révèlent très vite avérées, puisque dans ce
climat de guerre civile, les soldats russes n’hésitent pas à
commettre des violences ou des larcins. De plus, ils sont très mal
accueillis par la population athénienne, l’occupation du Mont Athos
n’étant pas encore achevée. Les officiers ne parviennent pas à
72
SHD : 5 N 110, Ministre de la Guerre à général commandant en chef l’Armée
d’Orient, n° 2856BS, 20 juin 1917.
73
Ces éléments ne semblent pourtant avoir inquiété les Français que bien plus
tardivement, vers 1918, après la Révolution bolchévique. Voir SHD : 17 N 509,
général Gramat, chef de la mission militaire près de l’Armée Hellénique, Notes
pour mission militaire des 18 et 22 août, 16, 27, 29 et 31 octobre 1918. Notes sur
les Russes résidant en Grèce, 21 novembre 1918.
n°12 – Eté 2018
19
maintenir l’ordre et ont même tendance à laisser les troupes livrées
à elles-mêmes. Face à la pression diplomatique, Sarrail ordonne le
retrait des Russes, mais le général Regnault refuse
catégoriquement, n’ayant pas assez de troupes pour maintenir
l’ordre et craint de devoir utiliser d’autres soldats pour cadrer ces
Russes dès qu’ils auront quitté la ville. Comme on peut le voir ici, le
Front d’Orient n’est pas seulement en flux-tendu par le nombre
d’hommes qui manque pour pouvoir organiser de grandes
offensives exploitables, mais aussi par l’ensemble des dispositifs de
défense comme de maintien de l’ordre se trouvant en souseffectifs, en fragilité permanente. Le refus de Regnault s’avère tout
de suite utile puisqu’une manifestation hostile à l’Entente se
produise et que les troupes russes participent à sa contention, cette
fois sans difficulté ni réticence, ayant à exercer leur force sur une
population qui leur manifeste clairement de l’hostilité. Une fois le
calme revenu à Athènes, la 2e Brigade participe à d’autres
opérations de police dans la région puis est renvoyée en Macédoine
à la fin du mois de juin74.
La troupe montre désormais très peu d’enthousiasme à
retrouver le front et plusieurs incidents se produisent à
l’embarquement, nécessitant l’intervention d’officiers français,
l’autorité de leurs homologues russes connaissant à ce stade un
délitement de plus en plus avancé75. Une fois encore, on pointe
l’action d’éléments subversifs russes présents à Athènes. La 2e
Brigade rejoint alors les parages du secteur où se trouve la 4e, vers
Banitsa. Les soldats de cette dernière, même s’ils sont moins
exposés au feu, s’agitent également de plus en plus, se plaignant
des Serbes, aux côtés de qui ils combattent ; l’harmonie inter-slave
présumée au moment de la création des Brigades ne semble plus
être de mise ou en tous cas l’appréciation n’est plus réciproque. Par
ailleurs, le commandement français craint de plus un plus pour la
sécurité du général Leontieff, en raison d’un hommage public que
ce dernier a rendu au tsar au printemps76. Mais malgré cela, les
Russes tiennent leurs secteurs, et ne démentent pas la qualité de
leur participation récente aux offensives de mai 1917. Sarrail les
envoie au front, mais dans un secteur calme où il prend des
mesures de précaution : les deux brigades sont séparées et
surveillées par deux régiments français.
Pendant le printemps, d’autres indicateurs amènent le
commandement français à considérer désormais ces Russes avec
beaucoup de méfiance : à Paris, on cherche à faire parvenir à
Salonique des renforts envoyés de Russie. Le 10 avril 1917, quatre
officiers et 540 hommes devant embarquer à Toulon pour
Salonique refusent de monter à bord des navires français. On confie
la surveillance de ces soldats à des tirailleurs Sénégalais, et à la mijuillet, tout regroupement russe est fortement encadré par un
dispositif de sécurité. Aux alentours du 2 août, l’embarquement de
249 soldats en partance pour la Macédoine dégénère, et un colonel
est assassiné au camp de Delorme. On en vient à forcer des
hommes à monter dans les navires, sous la menace des armes77.
76
74
SHD : 16 N 3048, Jonnart à Grand Quartier Général, 28 juin 1917.
75
SHD : 16 N 3048, Jonnart à Grand Quartier Général, 1er juillet 1917.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
SHD : 16 N 3139, général Sarrail à ministre de la Guerre, n°1807/3, 2 mai 1917.
e
SHD : 7N612, général gouverneur de Marseille à général commandant la 15
région, n°1617/1, 3 août 1917.
77
n°12 – Eté 2018
20
Le démantèlement des brigades russes en
Macédoine
M
algré ces troubles, Sarrail et son état-major
semblent estimer qu’on peut globalement se fier
à ces troupes, si on parvient à isoler ou extraire
les mauvais éléments. On pourrait aisément arguer qu’ils n’ont pas
vraiment le choix, vu le flux-tendu dans lequel se trouve l’Armée
d’Orient en termes d’effectifs. Mais à l’été 1917, on procède à
l’endivisionnement des troupes russes, c’est-à-dire qu’on regroupe
la 2e brigade, la 4e brigade et son complément d’artillerie dans une
seule division, la 2e division spéciale d’infanterie russe. Plus
autonome et plus cohérente, cette division permet d’avoir moins
recours aux interprètes, repoussant ainsi la barrière de la langue
entre la division et les États-Majors, à un niveau d’interface où la
plupart des officiers russes parlent français. C’est également une
petite victoire pour les officiers russes de ne plus avoir recours aux
interprètes entre l’infanterie et l'artillerie. La barrière de la langue
n’existe plus qu’entre la division et les États-Majors78.
Cet endivisionnement montre bien à quel point les
commandements français et russe jugent qu’à terme, une fois
l’agitation passée, cette division pourrait opérer sans difficulté ni
remous sur le théâtre d’opération macédonien, renforcée qu’elle
serait par de nouveaux éléments que la Russie consentirait à
envoyer dans les Balkans79. Ainsi, des artilleurs viennent s’ajouter à
la division spéciale dès septembre 1917 ; il s’agit de 1 518
volontaires qui ont été entraînés en Russie au début de l’année. Ils
débarquent à Salonique le 12 septembre 1917, mais avant cela ont
fait une escale en France où ils participent à la répression contre les
Russes mutinés au camp de La Courtine. Par ailleurs, Diterichs et à
sa suite le général Bielaiev, mettent en place un certain nombre de
mesures pour juguler les velléités révolutionnaires des troupes : au
début du mois d’août, une délégation quitte Salonique pour
Petrograd, composée de six officiers, treize gradés et hommes de
troupe, afin de se rendre à la Douma, sur autorisation de Diterichs,
dans l’espoir que cela puisse maintenir le calme dans la troupe. Au
sein de la division, un soviet est également constitué, sans doute
dans le sillage de l’endivisionnement. Il semble n’avoir été qu’un
lieu de débats politiques et ne pas avoir entravé le fonctionnement
de l’unité.
À peine nommé à la tête de la 2e division spéciale, le général
Diterichs est rappelé en Russie. Doit-on y voir une mise à l’écart
politique, car Diterichs avait la réputation – non usurpée – d’être un
fervent monarchiste ? Rien n’est moins sûr, car après un passage
dans la réserve du district militaire de Petrograd, il devient chef
d’état-major du général Krimov, puis du général Doukhonin. On
connaît des postes plus ingrats dans l’armée impériale80. Avant de
quitter la Macédoine, Diterichs dresse un bilan de la situation des
troupes russes : il trouve la troupe bien tenue mais avertit ses
différents interlocuteurs français et russes de la nécessité
d’améliorer les conditions dans lesquelles se trouvent les soldats
78
SHD : 5N110, Ministre de la Guerre à général commandant en chef l’armée
d’Orient, n°1914BS, 26 mai 1917.
79
SHD : 16N210, Note relative aux unités d’artillerie russe destinées aux troupes
russes de Salonique, n°15387 1/11, 16 juillet 1917.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
80
SMELE, Jonathan D., Historical Dictionary of the Russian Civil Wars, 1916-1926,
Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, p. 329-330.
n°12 – Eté 2018
21
blessés ou atteints de malaria81, déplorant qu’ils ne soient pas pris
en charge par du personnel médical russe82.
Cette remarque peut paraître innocente mais les hôpitaux
semblent être des lieux propices à la radicalisation politique,
comme ils l’ont été en France avant la mutinerie de La Courtine.
C’est en effet durant les périodes de convalescence que les blessés
et les malades peuvent recevoir la visite des émigrés russes vivant
en France, ou à Athènes, émigrés ne manquant pas de diffuser leurs
idées révolutionnaires. Cette question n’en demeure pas moins
d’actualité alors qu’on transfère les soldats russes dans des secteurs
plus calmes, puisque le fléau qui ravage l’Armée d’Orient est le
paludisme, bien plus que la blessure au feu83. Le fleuve Vardar, sur
les berges duquel elle stationne, traverse une zone marécageuse
avant Salonique. Le paludisme (ou malaria) est ainsi très présent
sur l’axe Monastir-Salonique et pour ce qui est des Russes, un quart
seulement des évacués vers les dépôts de Bresnitsa et Verria est
constitué de blessés : la majorité est composée de malades (1908
contre 5679)84.
En plus du départ de Diterichs, le général Leontieff est
également rappelé, et plusieurs remaniements ont lieu à la tête des
brigades et de la division : le colonel Alexandroff est nommé à la
81
Sur la lutte contre la malaria sur le front d’Orient voir MIGLIANI, R., MEYNARD,
J.B., MILLELIRI, J.M., VERRET, C., RAPP, C., « Histoire de la lutte contre le paludisme
dans l’armée française : de l’Algérie à l’Armée d’Orient pendant la Première
Guerre mondiale », Médecine et Santé Tropicales, 2014, 24, p. 349-361.
82
SHD : 20 N 248, général Diterichs à général Sarrail, 5 juin 1917.
83
ACMHE : F 15231, Op 1 D 11 ; F 15237, Op 1 D 6, Hôpital d’Évacuation n°1,
janvier et mars 1917.
84
e
SHD : 20N133, 2 division Spéciale Russe, situation rapport des quinze jours à
la date du 1er et 15 novembre 1917.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
tête de la 2e brigade, tandis que le colonel Tarbeieff est à la tête de
la 4e. Mais les remaniements ne cessent pas, puisque ces colonels
sont remplacés dès la mi-août par le général Tarbeieff, qui prend la
tête de la division85. Ces mouvements ne vont pas sans déstabiliser
l’organisation d’ensemble. Les troupes russes sont désormais
concentrées dans le secteur du lac de Prespa et d’Ohrida où Sarrail
souhaite lancer des démonstrations offensives. Du 7 au 12
septembre 1917, les Russes appuient les troupes françaises durant
la prise de Pogradec et participent à de violents combats au nord
d’Ohrid. Mais en dehors de ces offensives et démonstrations de
force, la vie sur la ligne de front est peu mouvementée, et les
rapports faits à l’état-major s’enchaînent, faisant parvenir, de jour
en jour, de semaine en semaine, des « rien à signaler » ou « faible
fusillade habituelle »86. Les artilleurs font quotidiennement feu sur
« Cassel », « Cologne », « Berlin », surnoms données aux positions
ennemies par les soldats russes, transférant dans les cimes
macédoniennes les champs de bataille d’Europe centrale. Le
chapelet de ces Comptes rendus des événements traverse ainsi
septembre et octobre sans qu’aucune forte agitation ne semble
saisir la division. Mais soudain, le 29 octobre 1917, certaines
compagnies refusent de quitter leurs cantonnements pour travailler
sur les systèmes de fortification et menacent d’exercer la force
contre ceux qui exécuteraient les ordres. Malgré cela, le 8
novembre, les travaux commencent, les fauteurs de troubles
acceptant finalement d’y prendre part87 et en ce jour de la
Révolution d’octobre, le compte-rendu quotidien expédié à l’état85
SHD : 20 N 133, Tableau d’effectifs de la 2e division Spéciale d’Infanterie Russe.
SHD : 20 N 855, Comptes rendus des événements.
87
SHD : 20 N 154, Général Léontieff à général Sarrail, 5 juin 1917, 20N154 ;
Général Diterichs à général Sarrail, 13 juin 1917.
86
n°12 – Eté 2018
22
major inscrit un « rien à signaler » 88digne du « Rien » du journal de
chasse de Louis XVI au 14 juillet 1789.
L’élément qui sème le trouble – de manière conséquente –
au sein des troupes ne vient pas des soviets, certes toujours actifs,
mais des lignes ennemies. En effet, alertés de la présence de soldats
russes en face de leurs lignes, les Bulgares entreprennent de semer
la confusion dans les tranchées adverses en invitant les Russes à
fraterniser avec eux. De telles trêves se produisent au même
moment sur les fronts à l’Est, entre soldats des puissances centrales
d’un côté et troupes russes de l’autre, aboutissant bien souvent à
des armistices locaux. Les Bulgares vont jusqu’à imprimer et
diffuser des tracts par voie aérienne à destination des troupes
russes. On y invite les Russes à déposer les armes, et à rejoindre
leurs frères slaves. Mais ce sont généralement, et plus simplement,
des soldats bulgares qui tentent d’approcher des lignes russes pour
entamer le dialogue avec eux. Ces tentatives de fraternisation ne
sont pas sans inquiéter le commandement français, mais de telles
approches sont généralement accueillies à coup de fusil par les
troupes russes89.
À la fin novembre, Sarrail reste très préoccupé par le
possible changement d’attitude des Russes vis-à-vis des Bulgares.
Ceux-ci tentent toujours d’entrer en contact avec les Russes, mais
aussi avec les Serbes aux moyens d’avions porteurs de drapeaux
blancs survolant les lignes, d’appels à la désertion, de lâchers de
tracts et de journaux russes, d’affichages de proclamations, etc. Des
soldats bulgares seraient même parvenus à entrer dans les lignes
88
SHD : 20 N 855, Comptes rendus des événements.
SHD : 20 N 231, Général Sarrail à général commandant l’A.F.O., n°2913/3, 27
novembre 1917.
89
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
russes pour les inviter à venir parler avec les officiers de la situation.
Mais déjà, les officiers russes eux-mêmes n’ont plus le cœur à la
tâche et rechignent à maintenir l’ordre. On assiste ainsi à une
recrudescence du nombre d’officiers se faisant porter malade et
certains sont même évacués en état d’ivresse90.
Dès le 30 novembre, les événements s’accélèrent : des
soldats commencent à discuter de l’idée de déserter, quatre
hommes manquent aussitôt à l’appel dans un régiment de la 4e
brigade. Le 14 décembre, Sarrail estime déjà que la relève d’une
partie du front est nécessaire, sinon ce point deviendrait très vite
vulnérable face à une offensive bulgare ; et soudain, le 17
décembre, les Bulgares télégraphient en clair que le retour des
brigades est demandé par le pouvoir russe et qu’un armistice sera
bientôt signé entre la Russie et les Empires centraux91. Les Bulgares
tentent alors d’approcher une nouvelle fois les lignes russes.
L’artillerie française doit intervenir pour empêcher les pourparlers
qui se renouvellent constamment. D’après certains renseignements
de l’armée française, des officiers et soldats russes déserteurs en
provenance du front roumain participeraient même à ces tentatives
de perturbation de la ligne des brigades. En effet, quelques jours
plus tard, dans le sillage de l’armistice de Focşani, le 9 décembre
1917, que la Roumanie signe avec l’Allemagne, de nombreuses
90
ACMHE : F 15237, Op1, D41, Capitaine Pellet, officier d’état-major français
auprès de la 2e division à chef d’état-major de la 2e division, n°340/A, 2 novembre
1917.
91
SHD : 20 N 231, Compte-rendu des opérations des armées alliées du 16 au 30
novembre 1917 ; 20 N 231, général Sarrail à général commandant l’A.F.O.,
n°2619/3, 27 novembre 1917 ; 20 N 231, général Sarrail à ministre de la Guerre,
n°2628/3, 30 novembre 1917 ; 16 N 3048, général Sarrail à Grand Quartier
Général, n°2920/3, 27 novembre 1917.
n°12 – Eté 2018
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fraternisations ont lieu sur le front russo-roumain92, durant
lesquelles on a pu amener des russes à entrer en contact avec leurs
homologues se battant dans l’armée française.
Mais Sarrail n’a pas le temps de traiter ce problème puisque
le gouvernement français, mécontent de sa gestion des affaires
grecques et du front d’Orient le fait remplacer par le général
Adolphe Guillaumat, le 22 décembre 1917. Le 31 du même mois, le
Conseil des commissaires du peuple fait parvenir au général
Artamanov, agent militaire russe à Salonique, un télégramme
d’ordre de retrait des troupes russes93. Cette demande est
transmise au commandement français qui refuse. La nouvelle de
cette fin de non-recevoir créé un mécontentement général chez les
troupes. Le général Taranovsky, qui confirme que la relève n’est pas
encore à l’ordre du jour peine à garder l’ordre. Les Russes ont alors
recours à la menace et à l’intimidation pour perturber le cours des
opérations : les hommes du 7e régiment de la 4e brigade empêchent
les artilleurs de tirer et font feu en direction de la tente des officiers
français. Les troubles gagnent le 8e régiment mais le
commandement pense encore pouvoir laisser en ligne la 2e brigade
à l’Est du lac de Prespa94.
Le 2 janvier 1918, l’ordre de relève est finalement donné par
Guillaumat, qui prend le risque de mobiliser des troupes dans cette
92
GRANDHOMME, Jean-Noël, « La première guerre du Containment ? Le conflit
roumano-bolchevik en Moldavie et en Bessarabie (décembre 1917-février 1918),
in LE NAOUR, Jean-Yves (dir.), Front d’Orient…, op. cit., p. 172.
93
MAE : Guerre 14/18, volume 766, Zankevitch à Foch, 3 janvier 1918.
94
SHD : 20 N 545, Henrys commandant l’A.F.O. à général commandant en chef,
n°7238/3, 30 décembre 1917; 20 N 444 : Henrys commandant l’A.F.O. à général
commandant en chef, n°23/3, 2 janvier 1918.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
opération de relève sous bonne garde, tant la situation ne lui parait
plus tenable95. De plus, il a l’accord du gouvernement de
Clemenceau, qui ne veut plus s’embarrasser avec ces troupes russes
de moins en moins fiables, d’autant qu’au même moment, des
soldats russes du Front d’Orient, en convalescence, dans le Sud de
la France semblent s’agiter de plus en plus96. Cette relève se fait en
deux temps : tout d’abord un retrait du front vers Florina puis
l’envoi vers un camp de triage. Ce sont les généraux Baston et
Jouinot-Gambetta qui sont en charge de ces opérations délicates, et
ils mettent en place un encadrement très strict pour éviter tout
débordement. Opérations délicates, car elles mobilisent toutes les
réserves en hommes du secteur, afin de procéder au désarmement
– la leçon du camp de la Courtine ayant été bien retenue – et à
l’escorte des Russes vers le camp de triage, rendant ainsi le front
très vulnérable. Ils sont placés sous la bonne garde de tirailleurs
sénégalais, de bataillons de chasseurs, de spahis marocains et de
chasseurs d’Afrique97.
Les soldats des brigades russes sont alors répartis en trois
catégories, sur le même modèle que le tri effectué en France après
la mutinerie de la Courtine. Dans la première catégorie, ceux qui
souhaitent continuer le combat, et rejoignent une Légion russe en
cours de constitution en France, pour servir une nouvelle fois dans
le cadre de l’armée française. 784 font ce choix, dont 381
95
SHD : 20 N 133, Instruction particulière n°62, 4 janvier 1918 ; 20 N 545,
e
Instructions particulières et Situations de la 2 division d’Infanterie Russe, 4
janvier-31 janvier 1918.
96
SHD : 7 N 632, Vice-amiral Lacaze, préfecture maritime de Toulon à ministre de
la Guerre, n°2342/13, 29 novembre 1917.
97
SHD : 20 N 133, Instruction particulière n°62, 4 janvier 1918 ; 20 N 133,
Instruction particulière aux généraux Baston et Jouinot-Gambetta, 5 janvier 1918.
n°12 – Eté 2018
24
appartiennent à la brigade d’artilleurs ajoutée plus tardivement aux
deux autres. La deuxième catégorie regroupe des hommes
souhaitant travailler à l’arrière du front, recevant pour cela une
rémunération. 2196 soldats choisissent cette option et travaillent
donc à l’arrière de l’Armée d’Orient, principalement à des tâches de
terrassement ou d’entretien des routes, dans le secteur de Florina.
Les volontaires qui le souhaitent et qui s’en sentent les
compétences peuvent également servir dans les hôpitaux en tant
qu’infirmiers. Au sein de la deuxième catégorie, on compte
également certains meneurs, qui s’étaient illustrés pendant la
grogne de décembre 1917. Ceux-là sont mis au travail à l’écart,
dans l’exploitation forestière de Lagen et placés sous la bonne
garde du 4e bataillon malgache. La troisième catégorie, quant à elle,
regroupe des soldats rétifs à la discipline qui sont envoyés aux
travaux forcés en Afrique du Nord dans les régions de Constantine,
Oran et Alger, ou bien certains restent en Grèce, surveillés par
l’armée hellénique. Ils accomplissent des tâches agricoles, des
travaux sur des voies de chemin de fer. Certains sont envoyés en
Macédoine et dans le Pirée, encadrés par l’armée grecque pour
travailler. Ils sont environ 11 500 à entrer dans cette catégorie98.
l’ordre parmi ses troupes. Il est question, pendant un temps,
d’organiser ces artilleurs, une fois séparés des soldats de
l’infanterie, en groupe de dépôt (un à Saukeru et Silvicia et deux
autres à la gare de Florina et Holeven) et en section de parc (à
Pesosnica)99. Enfin, la possibilité est offerte aux soldats d’origine
polonaise qui le souhaitent de rejoindre l’armée polonaise en
France en cours de constitution depuis juin 1917100. Près de 200
hommes choisissent ce nouvel engagement101.
Parmi les hommes volontaires pour la Légion russe, nous
avions mentionné une bonne partie des artilleurs qui décident de
poursuivre le combat. Ils sont, pour la plupart, issus de l’unité
d’artillerie ajoutée au sein de la division pendant l’année 1917 qui
est commandée par le général Bielaiev, homme apprécié de ses
soldats car il accepte les soviets, tout en parvenant à maintenir
99
98
SHD : 20 N 655, Ministre de la Guerre à général Guillaumat, n°30561 1/11, 29
décembre 1917 ; 20 N 133, Général Henrys à général commandant en chef les
armées alliées, n° 9545/1H, 18 février 1918 ; 20 N 133, Tableau sans date
indiquant la répartition.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
Cette réorganisation des troupes en Macédoine, avec d’une
part des combattants, de l’autre des soldats, est globalement un
échec car dès janvier 1918 des incidents surviennent dans les
régiments de travailleurs. Ceux-ci refusent de travailler et sont
réprimés par les troupes françaises. Cet usage de la force contre les
Russes fait d’ailleurs le plus mauvais effet parmi les Grecs et les
Serbes, ajoutant l’embarras là où la gestion de ces troupes russes
est déjà bien encombrante102. On pense aussitôt à une manière
d’évacuer ces troupes ailleurs qu’en Macédoine. En attendant, on
créé un camp russe à Salonique, dont le commandement est confié
au Lieutenant-colonel Everts, qui est placé auprès du général
SHD 20 N 133 : Général Henrys à général commandant en chef les armées
alliées, n°9545/1H, 18 février 1918 ; 20 N 133, Organisation définitive des
artilleurs russes de la 1e catégorie, n°8255/1H, 15 avril 1918.
100
GUELTON, Frédéric, « Création de l'armée polonaise en France : une mise en
perspective historique », Site internet de la Mission Centenaire, 2017,
http://centenaire.org/fr/espace-scientifique/pays-belligerants/creation-delarmee-polonaise-en-france-une-mise-en-perspective.
101
SHD : 20 N 133, Compte rendu de la situation de la 2e division russe ; 20 N 452.
102
SHD : 20 N 133, Rapport du chef d’escadron Baudinot, commandant le centre
d’Ostrovo, au sujet des événements de la journée du 28 février 1918, 28 février
1918 ; 20 N 133 : Général Henrys à général commandant en chef les armées
alliées, n° 4548/1H, 2 mars 1918.
n°12 – Eté 2018
25
commandant les armées alliées, épaulé par le Capitaine Poey
d’Avant, chef d’état-major de la base103.
Dans le sillage de la répression française, en février 1918,
804 hommes quittent déjà la Macédoine en signant un engagement
pour la Légion Étrangère. Parmi eux on compte beaucoup de
travailleurs qui ne souhaitent plus servir sous le commandement
d’officiers russes et pensent que leurs conditions de vie seraient
meilleures dans la Légion et enfin estiment que cela ne peut que
hâter leur retour en Russie104.
Le général Guillaumat, au moment où il transmet le
commandement au général Franchet d’Espèrey, met en garde
contre le mauvais état d’esprit des officiers qui, selon lui, feraient
de la propagande contre l’Entente et recommande de placer les
mauvais éléments dans un camp à part, ce qui n’advient pas.
Malgré tout, certains soldats déclarent souhaiter poursuivre le
combat, mais cette fois contre les Bolchéviques. Les soldats,
cantonnés au camp de Salonique, sont donc maintenus sur le pied
de guerre et les officiers peuvent prendre part à des cours du
centre d’instruction de l’armée d’Orient. Quant aux travailleurs, ils
peuvent prendre des cours de français et on les affecte désormais,
non plus à des tâches de terrassement, mais à des travaux
correspondant plus à leurs qualifications professionnelles
d’origine105. Les entraînements pour les soldats sont maintenus,
mais sans horizon très concret. Les Français finissent même par ne
plus trop se fier à Taranovsky et Bielaieff, dont ils demandent le
retrait, jugés indésirables et ne se pliant plus que difficilement aux
ordres des Français106.
Bien vite, la discipline se délite et on voit se multiplier les
évasions. Elles sont si fréquentes que le Général Henrys offre une
prime pour tout habitant permettant l’arrestation d’un déserteur
russe. Du 15 août au 15 décembre 1918, on compte 1 327 évadés.
Les interrogatoires des déserteurs révèlent que la plupart d’entreeux veulent rentrer en Russie et se plaignent de l’insuffisance et de
la mauvaise qualité de la nourriture107. Ces tentatives d’évasion se
poursuivent bien au-delà de l’armistice de Salonique avec la
Bulgarie, le 29 septembre 1918 : les soldats russes tentent
généralement de franchir le Danube avec l’aide des Serbes, en se
faisant passer pour des prisonniers russes ayant échappé aux
Bulgares. Ceux qui réussissent disparaissent définitivement de
l’horizon macédonien108.
103
SHD : 20 N 133, Principes généraux de l’organisation nouvelle des troupes
russes de l’Armée d’Orient. Création d’une base russe, n°6967/1, 26 mars 1918.
104
SHD : 20 N 447, Colonel Vicq à général commandant l’A.F.O., n°4872/DI, 29
août 1918.
105
SHD : 20 N 674, général Henrys à commandant le 4° B.T.M, n°1144/1H, 20
septembre 1918.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
106
SHD : 20 N 201, Général Guillaumat à ministre de la Guerre, n°6215/1,
n°6107/1, n°709-710, n°813-814-17 janvier, 12 et 28 février, 9 mars 1918.
107
SHD : 24 N 648, Adjudant-chef du convoi de bœufs 74 à commandant génie de
l’A.F.OF, 11 décembre 1918.
108
COCKFIELD, Jamie, H., With Snow…, op. cit., p. 171-200.
n°12 – Eté 2018
26
*
*
*
A
près les mutineries de la Courtine et du front de
Macédoine – survenues respectivement de la fin juin
au mois d’août 1917 pour les brigades en France109 et
en décembre de la même année pour celles de Macédoine – le
gouvernement français entreprend de réformer le statut et l’emploi
des Russes se battant au sein de son armée. Après les opérations de
triage dans les quatre brigades, elle accorde, à ceux qui souhaitent
encore combattre, la possibilité de servir dans une Légion russe,
également appelée Légion d’honneur russe. Les soldats déjà
présents en France forment dès décembre 1917 un bataillon
d’environ 650 hommes, commandé par le colonel Gothoua, et par
la suite par le capitaine Loupanoff. Le bataillon est affecté au 8e
régiment de zouaves de la 1re division marocaine du général
Daugan. Ce bataillon participe brillamment à la seconde bataille de
la Marne, du 27 mai au 6 août 1918, dans des affrontements
auxquels participent des troupes françaises venues de Madagascar,
d’Algérie, du Maroc, la 1e division d’infanterie américaine
également appelée Big Red One, les chars Renault FT, etc. La guerre
a bel et bien changé de visage depuis que ces soldats russes, pour
certains venus de Sibérie, ont posé pied à Brest ou Marseille à l’été
1916.
109
SUMPF, Alexandre, La grande guerre oubliée. Russie 1914-1918, Paris, Perrin,
2014, p. 399.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
On parvient à mettre sur pied un deuxième bataillon en
janvier 1918, composé d’environ 550 hommes, qui passent d’une
unité à l’autre sans pour autant être très exposés aux combats.
Enfin, les soldats venus de Salonique forment un troisième bataillon
d’environ 700 hommes, en mars 1918. Mais dès leur arrivée en
France, on commet l’erreur de demander un renouvellement de
leur engagement : les soldats en profitent alors pour se dérober et
intégrer les bataillons de travailleurs, alors que le moral de ces
hommes était jugé très bon à l’embarquement à Salonique. Le
bataillon est donc dissous à la fin juin 1918 et une centaine de
volontaires rejoint le premier, qui est également renforcé par le
quatrième bataillon, mis sur pied fin avril 1918 avec un effectif de
250 hommes commandés par le capitaine Kovalev, puis par le
lieutenant Batouev.
On est bien loin des 40 000 hommes arrivés en France en
1916. Le Chemin des Dames, les combats de Monastir, le paludisme
de Macédoine et les mutineries de France comme du front d’Orient
ont durement ébranlé ces brigades, amenant les soldats révoltés quelques 11 000 - à travailler en Algérie où ils remplacent la main
d’œuvre manquante suite à la mobilisation des hommes d’Afrique
du Nord pour l’effort de guerre, et les autres à travailler ou à
combattre en France. Le parcours de ces soldats russes servant
dans l’armée française connaît un dernier rebondissement lorsque
le 21 juillet 1918, Clemenceau, après plusieurs échanges avec le
général Lokhvitsky, et son ministre des Affaires étrangères,
approuve l’idée émise par certains officiers russes de mettre en
place une Légion russe destinée à aller lutter contre le bolchevisme
en Crimée. Plusieurs mobilisations de volontaires issus de la Légion
russe échouent successivement : refus d’embarquement, révolte, et
même passage à l’ennemi une fois que certains d’entre-eux arrivent
n°12 – Eté 2018
27
finalement en Crimée110, à tel point que le général Dénikine en
vient à demander qu’on cesse l’envoi de soldats si peu fiables111.
Enfin, pour les soldats de la Légion restés en France, comme pour
les hommes y travaillant, il faut attendre le mois d’avril 1920 pour
qu’aient lieu des pourparlers entre le gouvernement bolchevique et
la France, aboutissant au rapatriement effectif de ces hommes.
L’histoire du corps expéditionnaire russe en France et en
Macédoine, les rares fois où ce dernier théâtre a été évoqué, a
principalement été une histoire soit de ses mutineries, soit du
volontarisme des soldats souhaitant poursuivre le combat. Mais
force est de constater, comme on a pu le faire dans ces quelques
lignes, que l’histoire de ces brigades permet tout d’abord de saisir
les concurrences d’agenda entre les diplomaties russes et
françaises, ainsi qu’au niveau de leurs états-majors. La France a un
besoin urgent d’hommes, et accepte donc l’envoi de troupes russes
en Macédoine où elles participent à presque toutes les offensives
lancées par Sarrail entre l’été 1916 et le passage du
commandement à Guillaumat à l’hiver 1917. Nicolas II, Izvolsky, et
plus tard Sazonov se rangent à l’idée d’une participation à
l’intervention alliée, voient d’un très bon œil le fait de venir en aide
aux Serbes, même avec de seulement deux brigades, moyen
commode d’avoir pied dans le jeu balkanique à peu de frais en vue
de la prise à venir de Constantinople.
Ainsi, une fois sur place,
laisser les Serbes avoir un
commandement des brigades,
symboliquement escamoter le
les Russes consentent très peu à
quelconque ascendant sur le
ce qui amènerait la Russie à
patronage russe qu’elle entend
revivifier dans les Balkans. Ainsi, ils militent pour que les brigades
soient constituées en une seule Division, ce qu’ils obtiennent à l’été
1917. Par ailleurs, les diplomates russes s’opposent à tout usage
policier des brigades à l’occasion de l’abdication du roi de Grèce et
des émeutes survenant à Athènes dans le contexte de l’occupation
de la ville par les troupes de l’Entente, ne souhaitant en rien
s’ingérer dans les affaires d’un monarque que le tsar a soutenu et
dont le renversement n’inspire guère le Gouvernement provisoire
russe. L’agenda impérial, maintenu au-delà de la révolution de
Février, s’exprime une nouvelle fois lorsque les Russes insistent
pour pérenniser l’occupation russe du Mont Athos. Bien entendu, il
ne faudrait pas voir dans de telles manœuvres un plan pré-écrit
pour établir une influence russe dans la région, mais plutôt des
occasions dont la Russie veut profiter alors qu’elles s’offrent à elle.
On peut ici déceler ce que J. Horne décrit comme un colonialisme
involontaire ou par inadvertance112 (dans notre cas un
impérialisme), au moment où les puissances françaises et
britanniques se retrouvent à occuper puis administrer un territoire
plus longtemps que prévu, dans une campagne qui, à Salonique en
1915 comme en France en 1914, était prévue comme courte. Par
ailleurs, les Français ne sont pas en mesure d’imposer un cadre trop
strict aux Russes, sur ce front en perpétuel besoin d’hommes.
Au-delà de cette histoire des brigades vue depuis les Étatsmajors, on peut d’ores et déjà s’interroger quant à la pertinence
d’une division des troupes de la brigade entre les révoltés d’un côté
et les loyaux de l’autre. Le simple récit de leur parcours montre en
112
110
COCKFIELD, Jamie, H., With Snow…, op. cit., p. 315.
111
COCKFIELD, Jamie, H., With Snow…, op. cit., p. 318.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
HORNE, John, « Une expédition coloniale? L’expérience des soldats français aux
Dardanelles en 1915 », in LE NAOUR, Jean-Yves (dir.), Front d’Orient…, op. cit.,
p. 19-24.
n°12 – Eté 2018
28
effet que les uns et les autres pouvaient, tour à tour, se révolter
contre leurs conditions de vie, demander leur rapatriement en
Russie, tout en prenant une part active aux manœuvres, offensives
et opérations de maintien de l’ordre. De même, les troupes s’étant
portées volontaires pour poursuivre le combat se sont par la suite
rétractées pour pouvoir devenir des travailleurs au service de
l’armée, pour ensuite contracter un nouvel engagement dans la
Légion afin de ne plus obéir aux ordres d’officiers russes. Et que dire
de ces soldats demandant à entrer dans l’armée polonaise au début
de l’année 1918 ? De tels revirements font bel et bien apparaître la
plasticité des engagements ainsi que ce qu’Alexandre Sumpf a pu
nommer les stratégies individuelles113, bien plus que comme ce
qu’on a parfois surnommé les premiers affrontements de la Guerre
civile russe, entre partisans de l’ordre et révolutionnaires.
Il serait bien hâtif de considérer ce lent délitement de l’ordre
dans les brigades russes comme une inéluctable intensification des
tensions aboutissant à une situation révolutionnaire. Tout d’abord
parce que des troubles et des désordres tels ceux évoqués au sujets
des Russes ne leur sont pas propres : en avril 1918, par exemple, le
général Guillaumat déplore la faible combattivité des troupes
serbes, leur moral au plus bas dont il voit la cause dans « la
nostalgie, la famille demeurée en pays envahi, les épreuves
malheureuses et les fatigues d’une longue guerre »114. Guillaumat
fait également part de ses craintes quant à la désertion des serbes,
leurs fraternisations avec l’ennemi ou le peu de fiabilité des
113
SUMPF, Alexandre, De Lénine à Gagarine : une histoire sociale de l’Union
soviétique, Paris, Gallimard, collection Folio histoire, 2013, p. 251.
114
SHD : 4 N 54, Rapport du général Guillaumat, Commandant en Chef les
Armées alliées en Orient à Monsieur le Ministre de la Guerre, 5 avril 1918,
9416/2.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
officiers, concluant qu’une « crise serbe n’est pas niable » après
avoir prêté à ces troupes des traits qu’on aurait volontiers attribués
aux brigades russes quelques semaines mois plus tôt. Sur le même
front, mais cette fois dans l’armée britannique, on assiste
également à la même versatilité des combattants, notamment chez
les troupes irlandaises qui, comme les russes, font montre tour à
tour de combativité et de soudaines baisses de moral ou
d’insubordination115. Ainsi la révolte des russes ne peut être vue
comme inéluctable : c’est la nouvelle de la paix de Brest-Litovsk qui
a cristallisé, chez les Russes, des tensions lattantes sur ce front,
tensions qu’on relève dans d’autres secteurs et d’autres armées.
Revirements,
tractations,
engagements,
rétractations,
réengagements, stratégies individuelles et collectives à des
carrefours des parcours de ces soldats apparaissent dès lors comme
un des points d’entrée privilégiés pour une étude plus approfondie
de ces ensembles humains que sont les combattants russes hors de
Russie ou à sa périphérie, un ensemble qui va des hommes des
brigades aux prisonniers russes pris en charge par la France dans le
sillage de la défaite des Empires centraux. Ainsi peut-on voir des
soldats ayant combattu dans l’armée impériale se réclamer
d’origines géorgiennes116 une fois arrivés dans les bases russes en
France, à la manière de ces soldats des brigades se déclarant
polonais.
115
BOWMAN, Timothy, Irish Regiments in the Great War. Discipline and Morale,
Manchester, Manchester University Presse, 2004 p. 107-108 et p. 127. Je dois ce
point de comparaison irlandais à Erwan Le Gall, que je remercie pour sa vigilance
bibliographique.
116
SHD : 7 N 652, Demandes de démobilisation et de rapatriement de soldats
russes d’origines lituaniennes, lettonnes, estoniennes, arméniennes,
géorgiennes.
n°12 – Eté 2018
29
Les officiers ne sont pas absents de ces revirements
stratégiques puisque dès le second semestre 1917, l’armée
française reçoit près de 80 demandes d’officiers russes souhaitant
servir dans les rangs français. Ces individus sentent le vent tourner
puisque, effectivement, à la suite de la Révolution russe, la
diplomatie française et le ministère de la Guerre réorientent la
projection de l’influence française à l’Est. Alors que le jeu français
en Europe médiane reposait essentiellement sur son entente avec
la Russie, la France assiste à un accroissement inattendu de ses
responsabilités à l’Est, dans le sillage des effondrements impériaux
russes et austro-hongrois et à une multiplication de ses partenaires,
à la lisière de ce que M. Mazower et P. Holquist appellent une zone
de crise continue117. En Europe médiane la France mise, entre
autres, sur des forces armées polonaises et tchécoslovaques :
l’Armée bleue (Błękitna Armia en polonais), l’Armée polonaise en
France (Armia Polska we Francji) ou Armée Haller (Armia Hallera, du
nom du général polonais à sa tête) et la Légion tchécoslovaque
(Československé legie en tchèque, Československé légie en
slovaque). Qu’ils viennent des brigades russes en France, en
Macédoine, de la Légion russe, ou de l’armée russe ou blanche dont
les anciens officiers sont bien souvent voués à l’exil, ils ne
manquent pas de se tourner vers ces nouveaux acteurs. Ainsi, la
France ne peine pas à trouver une fonction à des officiers parfois
polyglottes, en métropole comme dans son empire colonial. De
même, les forces armées serbes et tchécoslovaques ne peuvent
qu’être attirées par les compétences de ces officiers russes, alors
que les armées des nouveaux États d’Europe médiane sont encore à
constituer de toutes pièces, et n’oseraient donc refuser ce legs de
l’ancien monde au nouveau.
Gwendal PIEGAIS
Université de Bretagne Occidentale, Brest
117
HOLQUIST, Peter, Making War, Forging Revolution: Russia’s continuum of Crisis,
1914-1921, Cambridge, 2002, p. 2-7.
En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne
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